Le pouvoir a atteint un niveau démesuré. Bertrand de Jouvenel explique dans Du Pouvoir que la domination exercée par les gouvernants sur les gouvernés s’est développée de manière irrésistible avec la complicité générale dans l’histoire de l’humanité. Écrivant en pleine Deuxième Guerre mondiale, il estime que ce conflit permet au pouvoir politique d’étendre son emprise sur la société à un niveau encore supérieur, un niveau totalitaire, y compris dans les démocraties occidentales.
Le pouvoir croît naturellement. Bertrand de Jouvenel affirme que le pouvoir tend par nature à vouloir s’affranchir de ses limites : il vise la toute-puissance. « On assiste à une croissance indéfinie du Pouvoir, servie par une apparence de plus en plus altruiste, quoique toujours animée par le même génie dominateur » (Du Pouvoir). Cette thèse implique que le pouvoir politique, celui qui porte sur l’organisation de la vie collective, évolue forcément vers le totalitarisme, un système politique qui impose à la société dans son ensemble ainsi qu’aux individus qui la composent la toute-puissance d’un État et d’une idéologie. Jouvenel compare cette évolution à la progression d’une maladie. L’emprise du pouvoir se développe dans l’organisme de la société comme un cancer se développe par la multiplication des métastases. Jouvenel souligne également la dimension mécanique de cette évolution. En effet, elle se produit par effets de cliquet ou de seuils, si bien que la collectivité ne peut pas revenir à un stade antérieur où l’emprise du pouvoir était moindre : la progression mécanique du pouvoir rend le retour en arrière impossible. En pratique, c’est l’administration qui implémente cette évolution. La bureaucratie gouvernementale et la puissance législative forment comme une « chambre des machines » depuis laquelle le pouvoir s’exerce sur les individus grâce à des leviers sophistiqués. Ainsi, Jouvenel lie le développement historique du pouvoir au progrès des techniques administratives et juridiques.
Le monopole de la violence légitime selon Max Weber
Bertrand de Jouvenel dénonce l’essence totalitaire du pouvoir
La croissance du pouvoir révèle la vérité sur la liberté. Bertrand de Jouvenel avance qu’elle permet de distinguer une liberté fictive et une liberté authentique. Il estime ainsi que la liberté politique issue de la Révolution française — la liberté qui permet au citoyen de participer aux décisions politiques — est une illusion. En réalité, le droit de mettre de temps en temps un bulletin de vote dans l’urne ne rend pas l’individu plus libre. Cette illusion repose sur la fiction de la volonté générale. Dans les faits, la seule volonté qui guide le pouvoir est celle des gouvernants. Mais ceux-ci entretiennent le fantasme de la volonté générale dans l’esprit de la population parce que c’est un moyen très efficace d’entretenir le consentement des gouvernés. Après avoir démystifié la liberté politique, Jouvenel y oppose sa conception de la liberté authentique : « elle consiste en ce que notre volonté ne soit point sujette à d’autres volontés humaines, mais régisse seule nos actions, arrêtée uniquement lorsqu’elle offense les bases indispensables de la vie sociale » (Du Pouvoir). Seulement, la masse de la population ne paraît pas pouvoir être « libre » en ce sens. Il s’agit en effet d’un état d’esprit, d’une philosophie de vie qui demande des efforts de discipline. La liberté authentique serait donc plutôt le privilège d’une minorité d’individus au sein d’une société civilisée. Mais Jouvenel estime que les sociétés occidentales du XXe siècle ne réalisent même pas les conditions de l’émergence d’une telle élite morale.
La servitude volontaire selon La Boétie
La croissance du pouvoir révèle l’illusion de la démocratie. L’analyse de Bertrand de Jouvenel le conduit à ne pas adhérer à la croyance (largement partagée dans les sociétés occidentales modernes) selon laquelle la démocratie est le meilleur régime possible. Il juge, lui, le régime démocratique en étudiant son histoire. Cette perspective le convainc que la démocratie est une manière d’organiser la vie collective qui, en dépit des croyances concernant sa prétendue supériorité, n’est pas immuable. Plus précisément, si la démocratie est vouée à disparaître, c’est parce qu’elle engendre le totalitarisme. « La démocratie, telle que nous l’avons pratiquée, centralisatrice, réglementeuse et absolutiste, apparaît, écrit Bertrand de Jouvenel, comme la période d’incubation de la tyrannie » (Du Pouvoir). La société démocratique moderne favorise en effet l’expansion du pouvoir par les forces que sont la centralisation, l’uniformisation et l’individualisme. En comparaison, la société traditionnelle de l’Ancien Régime freinait la croissance naturelle du pouvoir par l’autonomie des provinces et les privilèges des corps constitués. La vie sociale était alors bien plus autonome, et donc bien plus résistante. Il existe également une autre raison pour laquelle les démocraties modernes se transforment en totalitarismes : tous les membres des élites dirigeantes ont intérêt à l’extension de leur sphère d’action. De fait, toute personne qui détient une fraction du pouvoir politique — ou qui aspire à la détenir — ne réduira jamais la valeur de son avantage. Jouvenel conclut donc que c’est la logique même du pouvoir qui fait dériver la démocratie vers le totalitarisme.
