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Qui étaient vraiment les sophistes ?

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Qui étaient vraiment les sophistes ?

Sophistes professeurs

Article tiré de la lecture de Les Grands Sophistes dans l’Athènes de Périclès, de Jacqueline De Romilly.

La faible notoriété des grands sophistes (Protagoras, Gorgias, Hippias, Prodicos, Thrasymaque) contraste avec l’éclat du siècle dit « de Périclès » (Ve siècle av. J.-C.).

Ils ont en réalité joué un rôle majeur à cette époque. Ils étaient très influents intellectuellement – les auteurs les plus renommés auraient été leurs élèves, et la littérature renvoie sans cesse aux sophistes – mais aussi politiquement, comme en témoigne la relation entre Périclès et Protagoras, qui était un peu son conseiller.

Si on sait dans les grandes lignes qui ils étaient et ce qu’ils faisaient, il ne reste rien, en revanche, de leurs œuvres (à part des compilations de citations). On les connaît surtout par Platon, qui en donne une image très partiale dans la mesure où il fait réfuter leurs thèses par Socrate ; et ils sont encore caricaturés par les interprétations philosophiques modernes.

Alors qu’on les condamne rapidement comme de cupides maîtres de rhétorique, ils avaient en fait des intérêts divers : ils ont touché aux mathématiques, à la mnémotechnie (Hippias), et certains s’adonnaient même, tels des historiens, à collecter des faits.

On confond aussi souvent ceux du Ve siècle av. J.-C. avec la nouvelle vague du IIe siècle apr. J.-C. Or, dans Les Grands Sophistes dans l’Athènes de Périclès, Jacqueline de Romilly fait l’hypothèse que l’amoralisme dénoncé était surtout le fait des disciples.

La réputation des « grands maîtres » de l’Athènes de Périclès a ainsi été ternie dans leur passage à la postérité ; mais ils étaient déjà très critiqués à l’époque :

Ce beau titre qu’ils avaient acquis, en s’appelant « sophistes », c’est-à-dire spécialistes de sagesse, est vite devenu et est resté jusqu’en notre temps synonyme d’homme retors.

D’influents et onéreux professeurs

L’étymologie du mot « sophiste » n’indique pas qu’il s’agit d’un escroc, mais d’un sage qui aspire au vrai[1] (le grec sophia signifie « sagesse, savoir »).

Historiquement, les sophistes correspondent à une poignée d’hommes actifs pendant une génération. Ils étaient des professeurs aux origines diverses et variées (par exemple, Protagoras d’Abdère, Gorgias de Sicile, Prodicos de Céos, Hippias d’Élis, Thrasymaque de Chalcédoine) qui ont enseigné un temps à Athènes, pendant la seconde moitié du Ve siècle av. J.-C.

Les sophistes carte Grèce antique

Les sophistes ont été les professeurs du siècle de Périclès.

Leur notoriété est alors importante : les meilleurs, comme Protagoras, sont suivis par leurs groupes de disciples, et toute l’Athènes dorée se presse pour les entendre. Leur influence est décisive à l’égard de l’enseignement de la rhétorique ou celui de la philosophie.

On doit admettre, avance Jacqueline de Romilly, que si engouement il y eut, ce fut celui de tous, et qu’Athènes, à l’apogée de sa puissance et de son rayonnement, se jeta sans hésiter dans les bras de ces maîtres, au point que sa littérature en resta, pour toujours, marquée.

Sur le plan des valeurs, les sophistes représentent le passage d’une éducation aristocratique par l’hérédité et par l’exemple à une éducation intellectuelle payante.

Socrate, notamment, critique cet esprit mercantile :

Ces illustres personnages parcourent toute la Grèce, attirant les jeunes gens qui pourraient, sans aucune dépense, s’attacher à tel de leurs concitoyens qu’il leur plairait de choisir ; ils savent leur persuader de laisser là leurs concitoyens, et de venir à eux : ceux-ci les paient bien, et leur ont encore beaucoup d’obligation.— Apologie de Socrate, Platon

Socrate comme vous ne le connaissez pas (blog)

« Ce fut un petit scandale, écrit Jacqueline de Romilly. Ils vendaient la compétence intellectuelle. Ils la vendaient même fort cher. »

Une leçon de Prodicos coûte 50 drachmes – soit 100 fois le fameux misthos (« salaire »), l’indemnité journalière introduite par Périclès pour permettre à tout citoyen d’exercer des fonctions démocratiques – ce qui correspond au doigt mouillé à 250-500 euros actuels. Et les prix peuvent exploser par le jeu de l’offre et de la demande : le renommé Protagoras se serait fait payer jusqu’à 10 000 drachmes – soit 20 000 fois le misthos et entre 50 000 et 100 000 euros actuels – même s’il consentait une remise lorsque l’étudiant n’était pas satisfait de la leçon (ah quand même). Avec de tels tarifs, il se serait davantage enrichi, à lui seul, que les artistes les plus prospères de l’époque collectivement.

La passion du débat

Professionnels du savoir, les sophistes ont progressivement spécialisé leur enseignement, si bien qu’on peut considérer, selon Jacqueline de Romilly, que tout professeur est un héritier direct des sophistes.

Dans le détail, ils furent d’abord des maîtres de rhétorique ; or, cette discipline était étroitement liée à la politique :

À un moment où tout, les procès, l’influence politique et les décisions de l’État, dépendait du peuple, qui lui-même dépendait de la parole, il devenait essentiel de savoir parler en public, argumenter, et conseiller ses concitoyens dans le domaine de la politique. Cela faisait un tout et fournissait la clé d’une action efficace.

Si leur enseignement vise le succès pratique dans son principe même, les fondements de l’argumentation à destination d’autrui sont cependant, nuance Isocrate (Sur l’échange), les mêmes que ceux qui servent la réflexion personnelle.

Leur passion du débat a fait naître chez les sophistes le désir de dominer la totalité du savoir. En particulier, ils s’enthousiasmaient pour une connaissance nouvelle de l’homme – notamment factuelle, voire historique, comme l’illustre l’encyclopédisme d’Hippias – et de ses habitudes, connaissance grâce à laquelle ils pouvaient donner davantage de poids à leurs arguments.

Cette passion a plus profondément nourri l’exercice du doute. En effet, la perspective pratique du débat s’accompagne d’un certain détachement à l’égard de la vérité, et partant d’une propension à remettre en cause les idées préconçues et les conventions. Ce scepticisme aurait abouti à la négation de toute transcendance et à une forme de table rase des valeurs, ce qui constituait révolution intellectuelle et morale (« L’homme, disait Protagoras, est la mesure de toutes choses. »).

Dans Les Nuées, Aristophane ne reproche pas seulement aux sophistes d’apprendre à leurs élèves à parler dans la seule optique de défendre leur intérêt, mais également de remettre en cause l’ordre établi. Rançon de leur succès, Ils ont créé le scandale en enseignant à soutenir n’importe quelle thèse indépendamment des traditions les mieux ancrées.

Les idéologues d’une époque

Ils n’étaient donc pas seulement des professeurs réputés ; c’est plutôt à leur rôle d’idéologues qu’ils doivent leur célébrité :

En même temps que des maîtres de rhétorique, ils furent des philosophes, au sens fort du terme, et des philosophes dont les doctrines, par leurs perspectives même, libéraient les esprits, les stimulaient et leur ouvraient des chemins non frayés.

Sur le long terme, leurs idées s’insèrent dans l’évolution générale de la pensée grecque, qui est allée de l’univers vers l’homme, engendrant ainsi une philosophie plus humaine et plus rationnelle. L’esprit de la technè s’est diffusé, rendant ainsi possible l’émergence de disciplines comme les mathématiques ou la médecine (à laquelle les sophistes ont probablement été mêlés).

La révolution morale des sophistes a probablement aussi une origine biographique : professeurs itinérants, ils ont constaté au cours de leurs voyages le relativisme des usages.

Enfin, le mouvement qu’ils représentent a évidemment une racine économique : l’Athènes de Périclès concentrait tellement les richesses et le faste qu’elle attirait puissamment les étrangers, un peu comme les provinciaux « montent » à Paris. Si on ajoute à cela la liberté démocratique et l’hospitalité de la Cité, celle-ci a été un aimant pour toute la Grèce, d’où l’éparpillement des sophistes.

Pour autant, ceux-ci n’y ont défendu aucune orientation politique déterminée – ils y ont davantage propagé des techniques.

Les sophistes étaient, en somme, aussi nécessaires dans l’Athènes d’alors que peuvent l’être de grands physiciens dans une époque de guerre atomique.

C’est en partie pour cette raison, parce qu’ils ne produisaient pas des œuvres pour l’éternité, mais travaillaient pour l’agrément du moment, que la postérité a une vision biaisée de leur activité et de leur apport. Jacqueline de Romilly ajoute que la seconde vague de sophistes a forcé la note et engendré un phénomène de rejet, dont seuls les grands maîtres semblent épargnés.

Un enseignement nouveau

Avant le surgissement des sophistes, l’éducation athénienne était surtout guerrière et athlétique dans son essence, même si l’élève apprenait bien sûr la lecture et l’écriture (avec un grammariste), ainsi que la musique. Il pouvait devenir le disciple d’un philosophe, mais il s’agissait d’une relation privée dans un cadre restreint.

Si les principes de la sophistique étaient déjà présents dans la poésie, les initiations, les prophéties, et même la gymnastique et la musique, il n’existait pas de formation intellectuelle systématique.

Cette formation, ce sont les sophistes qui, les premiers, vont la proposer :

Ils enseignent à parler, à raisonner, à juger, comme le citoyen devra le faire toute sa vie. […] Ils les [les jeunes gens] arment pour le succès et pour un succès reposant non sur la force ou le courage, mais sur l’usage de l’intelligence.

Les sophistes démocratie grecque

Cette technè pratique destinée au citoyen contraste avec la finalité métaphysique de l’éducation précédente, vouée à élever l’individu à une noblesse d’âme.

Cette formation très technique, très balisée, était paradoxalement, dans la mesure où elle devait constituer l’armature intellectuelle de l’homme, une paideia sans limites. On y retrouve donc une forme de transcendance morale : l’enseignement des sophistes visait lui aussi à transformer l’individu en une meilleure version de lui-même, en un homme accompli.

La finalité pratique de la formation (réussir grâce à l’intelligence) implique que le professeur se fasse payer, ce qui constituait une autre innovation. L’enseignement produisant une valeur tangible – et les sophistes promettent des résultats rapides – il doit avoir une valeur monétaire :

Détenteurs d’une technique immédiatement efficace et transmissible, les sophistes marquaient, par le fait même de demander de l’argent, cette efficacité et cette valeur pratique de leurs leçons.

Pour promouvoir leurs leçons privées payantes, ils donnaient des « spectacles » publics de promotion où ils faisaient montre d’un art de tout expliquer et de tout discuter, en donnant une apparence d’omniscience.

Platon oppose la recherche du vrai, patiente et désintéressée, de Socrate aux cours hâtifs et onéreux des sophistes, qu’il décrit parfois comme terriblement arrogants. Il a ce faisant forgé l’opposition majeure de l’histoire de la pensée.

Pourtant, les deux partis proposaient une alternative à l’idée de l’hérédité de la vertu sur laquelle reposait l’éducation aristocratique antérieure ; en outre, leurs moyens et leurs méthodes étaient assez proches. Ce risque de confusion, dans le public, entre Socrate et les sophistes peut d’ailleurs expliquer les attaques de Platon.

La deuxième vague des sophistes s’est davantage éloignée de la philosophie en radicalisant l’antinomie entre l’éducation et la nature. « Plus de gens doivent leurs mérites aux soins qu’à la nature, affirme Critias ». Dans Contre les sophistes, Isocrate leur reproche par exemple de faire des promesses excessives et de sous-estimer les effets de la nature et de l’entraînement pratique.

Leur enseignement a tout de même favorisé l’aptitude au débat, et il a plus généralement promu une dimension méritocratique sur laquelle l’humanité n’est jamais revenue.

Socrate les a décrits une fois comme « intermédiaires entre le philosophe et l’homme politique ».

Jacqueline de Romilly décèle là, bien avant l’affaire Dreyfus, la première naissance de la figure de l’intellectuel.

Le surgissement des sophistes réveille effectivement la traditionnelle opposition de la force physique et des qualités d’esprit. En réaction, certains dénoncent la dégénérescence physique associée à l’éducation intellectuelle ; de l’autre côté, on se moque des athlètes épris de la seule force physique.

Une éducation rhétorique

Les sophistes étaient des maîtres de rhétorique avant d’être des maîtres à penser.

Ils fondent l’argumentation, en son essence, sur l’argument de vraisemblance, c’est-à-dire les réactions communes des hommes aux idées qui leur sont présentées.

Ils ont été les premiers à codifier la rhétorique avec divers modèles techniques qui relèvent soit de l’expression, soit de la dialectique.

Parmi ces modèles, on peut notamment citer :

  • le genre du plaidoyer fictif, qui permet de développer l’aptitude à défendre n’importe quelle cause, et si possible les plus difficiles (par exemple, l’éloge du sel ou de la mort) ;
  • l’appel au déterminisme des circonstances qui biaiserait les choix et annulerait ainsi la culpabilité individuelle ;
  • les listes interminables pour donner l’impression d’avoir envisagé toutes les possibilités ;
  • les « discours doubles » (soutenir successivement deux points de vue opposés) de Protagoras ;
  • le retournement de l’argument adverse de Protagoras (par exemple, en répondant à l’interlocuteur qui minimise le mal présent par le bien passé qu’il est pire de passer du bien au mal [que de rester constant dans le mal]) ;
  • les définitions chirurgicales de Prodicos, qui menait des recherches approfondies dans le but d’employer correctement le vocabulaire[2].

Ces techniques sont comme une magie, ou une sorcellerie, de la parole qui affecte l’homme de manière irrationnelle.

Obsédé par les artifices de style qu’il multiplie jusqu’à l’excès – d’où l’expression « les figures à la Gorgias » – Gorgias célèbre la magie oratoire :

La parole est une grande puissance, elle qui, à partir de l’être physique le plus petit et le moins perceptible, exerce l’action la plus divine. Elle peut faire cesser la crainte, ôter l’affliction, susciter la joie, développer la pitié.

À cette puissance de persuasion s’ajoute, en outre, la jouissance artistique tirée de l’éloquence.

Or, la passion de Gorgias a une origine épistémologique : comme la connaissance est fragile, et partant la vérité apparemment introuvable, voire inexistante, c’est l’influence qui a de la valeur – on se rabat donc sur l’action rhétorique.

Le problème fondamental de cette conception est que la justice et la vérité sont hors sujet dans l’enseignement de la rhétorique par les sophistes – et de ce point de vue, la discipline aurait même partie liée avec l’injustice, selon Platon. Celui-ci moque ainsi leur dérive vers l’argumentation à vide :

Les gens y prenaient goût : ils assistaient à ces combats d’arguments comme on applaudirait à un combat de boxe.

Le succès compterait donc plus que la vérité, à tel point que Périclès arrive à persuader le public qu’il a gagné à la lutte quand il vient en réalité de perdre devant ses yeux[3] (!).

Certains sophistes ont néanmoins cherché à justifier ce postulat de base : Isocrate voit dans la rhétorique la vraie sagesse, la seule possible, en comparaison de quoi la philosophie platonicienne apparaît comme un fantasme ; Protagoras met lui en évidence la correspondance entre la pensée et la parole, ce dont il tire la nécessité d’étudier scientifiquement le langage afin d’améliorer la pensée.

De fait, la rhétorique des sophistes plonge ses racines dans un relativisme, celui de Protagoras, aussi fertile qu’il est révolutionnaire.

Elle a une utilité philosophique dans la mesure où elle « offre le meilleur moyen d’affronter lucidement l’univers incertain qui nous cerne ». Elle a aussi une portée épistémologique, car elle a nourri différentes sciences humaines où il s’agit de peser différents cas (par exemple, la psychologie, la politologie, ou la polémologie). Elle repose même en partie sur la psychologie, par le biais de l’argument de vraisemblance.

En particulier, le principe consistant à confronter deux points de vue opposés est un moyen rigoureux d’atteindre une vérité pratique, comme dans le processus judiciaire, ou encore dans la narration historique de Thucydide. Le « discours double » était ainsi une technique de l’art de bien décider que les Athéniens nommaient euboulia. Il est difficile de ne pas faire le lien, malgré l’opposition des hommes, entre cette méthode de Protagoras et la maïeutique socratique.

La table rase des sophistes

N’en déplaise à leurs détracteurs, les sophistes avaient une véritable pensée.

Foncièrement sceptiques[4], ils soumettent toutes les croyances à une impitoyable analyse :

Aucune transcendance, aucun absolu, ne résiste aux coups de boutoir d’une raison désormais sûre d’elle et prête à tout critiquer.

La fameuse formule de Protagoras « L’homme est la mesure de toutes choses. » est leur mot d’ordre. La philosophie de Platon consiste, pour une bonne part, à y répondre[5].

Pour les sophistes, il n’est nulle vérité, nulle réalité, mais uniquement les impressions de l’homme :

Le bien et le mal, le beau et le laid, le juste et l’injuste, se confondent parce qu’ils ne sont tels qu’en fonction d’un homme et d’une situation. C’est là un principe absolument révolutionnaire, explique Jacqueline de Romilly, qui fait table rase de toute croyance en une vérité objective.

Avec ses formules hardies, Protagoras réduit à rien les doctrines de l’homme du commun.

Ainsi, il affirme explicitement son agnosticisme :

Sur les dieux, je ne puis savoir ni qu’ils existent, ni qu’ils n’existent pas, ni quelle forme est la leur ; bien des circonstances empêchent de le savoir : l’absence de données sensibles et la brièveté de la vie.
— Sur les dieux

Prodicos était athée, pour sa part, car il concevait les dieux comme des inventions humaines. Hippias considérait lui les mythologies comme des faits anthropologiques, dont les différences résultaient simplement de la relativité des usages.

Enfin, Gorgias est allé encore plus loin en niant l’être (carrément) en 3 thèses (chacune étant un cas particulier de la précédente) : l’être serait ou bien 1° incommunicable, ou bien 2° imperceptible, voire 3° inexistant, de telle sorte qu’il est impossible d’affirmer quoi que ce soit.

Malgré la tolérance athénienne, de telles conceptions faisaient scandale parce qu’elles ouvraient la voie à l’impiété – d’où la multiplication des procès pour ce grief.

Les sophistes procès

Après les dieux, la table rase s’attaque à la justice. En effet, si « l’homme est la mesure de toutes choses », alors toute règle est une invention humaine, et la justice se réduit à la légalité.

La critique se radicalise particulièrement après Protagoras.

Pour Thrasymaque, le juste est « l’intérêt des plus forts » (La République, Platon) ; elle est un mauvais calcul et une naïveté. À l’inverse, Calliclès la présente comme la convention créée par les faibles pour se protéger de la juste domination des forts, en conséquence de quoi il est légitime de s’y soustraire. Antiphon le rejoint en opposant l’ordre de la nature et celui, purement artificiel, de la justice.

À la racine de ces attaques, on retrouve le postulat psychologique des sophistes : chacun ne suit que son propre intérêt, et rien d’autre.

Pour Jacqueline de Romilly, cette déconstruction est, somme toute, assez naturelle : « Ces professeurs itinérants, venant de toute la Grèce et dégagés des liens sociaux, ne pouvaient, dans leurs conquêtes comme dans leur refus, que dépasser le cadre de la cité ».

Il reste qu’on a eu tendance à radicaliser leur amoralisme et à en supprimer les nuances

L’immoralisme de la table rase

Les sophistes n’ont pas déclenché, à eux seuls, la crise morale de l’époque.

La permanence de l’état de guerre[6], la peste (-430, -426) et la guerre civile sont déjà des facteurs très défavorables au maintien des valeurs. Il faut aussi prendre en compte la propagande anti-athénienne que générait l’empire par sa dimension tyrannique.

En affirmant que le rôle de ces hommes a été déterminant, leurs contemporains rendent l’outil – et non pas l’artisan – responsable du produit.

La réputation détestable des sophistes constitue, selon Jacqueline de Romilly, un des plus remarquables exemples où les penseurs sont dépassés par leurs suiveurs, et leur pensée déformée par une opinion hâtivement informée :

Parce que, dans leur souci de l’action pratique, ils pouvaient offrir des moyens et des arguments aux ambitieux, ils semblèrent les avoir délibérément servis ; et leur sens même de leurs analyses fut alors aggravé et faussé.

Les jeunes Athéniens étaient grisés par le versant négatif de la pensée des sophistes. La critique sophistique de la religion – que l’on retrouve par exemple dans l’athéisme du théâtre d’Euripide, ou encore dans l’agnosticisme de Thucydide – et celle de la justice – qui devait, par un glissement, faire passer les lois pour des conventions inutiles – ces critiques n’étaient certes pas des idées favorables à l’ordre social.

Platon en souligne les effets politiques potentiels. Il critique l’amoralisme des sophistes dans le Gorgias à travers le personnage de Calliclès (qui a d’ailleurs peut-être été inventé pour la cause). Ce rhéteur qui refuse les arguments de Socrate défend le droit du plus fort ; or, c’est la tyrannie si redoutée par la démocratie athénienne qui se profile derrière cette position.

Ce reproche est en partie injuste, car la déconstruction des sophistes a été suivie d’une reconstruction.

La reconstruction à partir de la table rase

Les sophistes ne se sont pas contentés de nier, de détruire.

Dans son discours retranscrit par Platon, Protagoras affirme par exemple que certaines valeurs cruciales permettent à l’homme d’atteindre son salut en lui rendant possible la vie en société.

Il distingue plus précisément deux temps dans l’évolution humaine : 1° les hommes ont d’abord acquis des arts et des techniques ; puis 2° ils ont développé des vertus politiques. Cette anthropologie légitime la justice et les lois ; elle leur confère une valeur supérieure à l’individualisme de l’homme fort, en tant qu’elles conditionnent la survie et la réussite de la collectivité :

Chacun a besoin des autres. Chacun a besoin de former avec eux un groupe uni et cohérent. […] Notre intérêt passe par la justice[7].

Que la loi soit purement artificielle n’implique donc pas de lui préférer le chaos de la nature.

La loi est certes une invention humaine ; mais cette invention est salutaire pour préserver l’ordre de la cité et éviter l’anarchie. Si est peut-être une mauvaise affaire pour l’homme considéré isolément, elle est, pour les hommes pris collectivement, la voie du salut.

Avec cette justification politique du droit (qui sera reprise par beaucoup d’auteurs), certains sophistes élaborent une justice à la mesure de l’homme.

Jacqueline de Romilly parle à ce propos d’un « humanisme lucide » :

Dans un monde qui n’admet résolument ni transcendance, ni vérité absolue, ni divinités justicières, une morale s’élabore pourtant, fondée sur la raison et soucieuse de ce qui sert l’homme. […] Le bien des hommes vient, avec preuves à l’appui, remplacer le bien tout court.

D’autres sophistes insistaient cependant sur la faiblesse de la justice ; certains réfutaient la conception de Protagoras en avançant qu’elle autorisait de commettre l’injustice sans témoin.

Comme ces professeurs venaient de partout, il existait forcément une diversité d’opinion parmi eux.

Les valeurs des sophistes

Le fondement de la morale des sophistes est l’utilité, qu’ils substituent à la vérité.

Leur relativisme n’est par conséquent pas absolu, car les opinions les plus utiles ont plus de valeur que les autres. Au niveau politique, par conséquent, est supérieure toute idée ou solution qui contribue davantage à l’intérêt commun.

Le médecin est l’homme qui incarne cette sagesse parce qu’il privilégie les idées susceptibles de créer de meilleures dispositions chez le malade. Le professeur doit lui aussi adopter cet état d’esprit en visant à mettre son élève dans de meilleures dispositions : « Le médecin produit cette inversion par ses remèdes, le sophiste par ses discours » (Théétète).

À l’échelle collective, la recherche de l’utilité valorise le calcul et la science politiques.

La conception de la religion de Protagoras peut alors être interprétée différemment dans cette perspective : les dieux, même s’ils sont, comme la loi, des inventions humaines, méritent le respect parce qu’ils lient les hommes entre eux (l’étymologie probable du mot, le latin religo signifie « relier »). Certains sophistes ont donc soutenu l’idée d’encourager la piété en vue de l’ordre de l’État et de la paix des hommes[8].

Les sophistes cité harmonieuse

En effet, les deux finalités éthiques de la Cité sont l’utilité réciproque de ses citoyens et la paix intérieure.

À cet égard, les valeurs des sophistes reposent fondamentalement sur l’hypothèse que c’est la vie collective qui fera pénétrer en l’individu les vertus qui lui sont favorables. En d’autres termes, la Cité constitue un milieu particulier qui exerce un effet moral sur l’homme, qui modèle peu à peu son esprit et son cœur.

Les sophistes sont même parfois passés pour des maîtres de morale. Prodicos a par exemple fait l’apologie de l’effort : « De tout ce qui est bon et beau, les dieux ne donnent rien à l’homme sans effort et sans application » (Mémorables, Xénophon) ; en outre, être utile à autrui était à ses yeux un idéal moral. Pour Isocrate, chacun doit bien se conduire afin d’obtenir l’estime et la sympathie de ses semblables, ce qui rend possible l’union des individus qui constitue, en définitive, la véritable force.

La politique

Étant donné qu’ils prétendaient enseigner « l’art politique », les sophistes s’intéressaient forcément aux débats dans les cités et aux questions constitutionnelles.

Pourtant, on ne peut pas les ranger dans un parti déterminé.

Protagoras semble un partisan de la démocratie modérée ; pour leur part, les autres grands sophistes paraissent plus proches, sur le plan des idées, de l’oligarchie. Critias, qui fut peut-être un sophiste, était par exemple un des trente tyrans de la seconde révolution oligarchique de (-404).

C’est principalement sur le plan intellectuel que les sophistes ont influencé la vie politique. Leurs réflexions, qui préparaient leurs élèves aux débats, ont nourri la science politique. Ils auraient également lancé la mode des traités sur les régimes et les constitutions.

Surtout, leur mode de vie particulier leur permettait d’analyser les problèmes sous un angle plus large :

  • comme ils voyageaient partout, ils pouvaient incarner le projet d’une unité grecque (qui a subsisté jusqu’à la guerre du Péloponnèse) ;
  • ils ont d’ailleurs tenté de raccommoder les cités lors de cette guerre ;
  • ils valorisaient fortement la bonne entente (homonoia) : Gorgias et Isocrate, notamment, ont recommandé avec passion l’union des Grecs contre les barbares.

En dépit de l’influence et des efforts des sophistes, l’idée de l’unité de la Grèce ne s’est cependant pas imposée dans les faits.

☆  ☆  ☆

La disproportion entre l’influence des sophistes – dans le moment le plus brillant de la culture grecque, qui plus est – et leur caricature moderne est une énigme.

Leur conflit avec les philosophes, et en particulier avec Platon, ne peut laisser indifférent :

On assiste ainsi à ce miracle de voir la même cité, dans les mêmes années, donner le jour aux deux formes de pensées les plus opposées – l’une ou tout n’est humanisme et l’autre où tout n’est que transcendance, l’une où tout est pratique et l’autre où tout est idéaliste.

Jacqueline de Romilly met en lumière les probables causes de la faiblesse de leur postérité :

  • leur enseignement est devenu moins nécessaire quand la vie politique athénienne a baissé en intensité ;
  • trop occupés par le quotidien, ils ont peut-être négligé leur œuvre et sa transmission ;
  • poussés par l’appât du gain, ils se sont trop spécialisés, pour finir comme maîtres de rhétorique ;
  • ils ont pris la grosse tête après leurs premiers succès, à tel point qu’ils n’en avaient plus rien à faire de la vérité.

Le parfum de scandale aujourd’hui associé à leur nom est cependant injuste, car les sophistes ont ouvert des perspectives dans tous les domaines de l’esprit.

Ils sont pour quelque chose dans l’émergence du doute comme principe fondamental de la méthode scientifique, et plus généralement de la recherche de la vérité. On peut aussi considérer que tout l’humanisme était déjà en germe dans leurs conceptions.

Dans toute la pensée grecque, écrit Jacqueline de Romilly, ils ont occupé une position de pointe, méthodiquement assumée et parfois mal comprise. Ils en ont pâti au point que leur trace est parfois difficile à suivre. Mais sans eux, les autres, avec leur pathétique, leur sens tragique de l’histoire et leur indéfectible ferveur, n’auraient pas été ce qu’ils furent. Et nous non plus.

Romain Treffel

Vidéo


[1] Thrasymaque a fait inscrire sur son tombeau : « Ma patrie était Chalcédoine et ma profession le savoir ».

[2] Cet artifice a été rejeté comme une habitude artificielle par Platon, mais il a été repris par Thucydide comme un vecteur d’exactitude (par exemple, quand il distingue les différentes formes de courage).

[3] Anecdote rapporté par Plutarque.

[4] Beaucoup de leurs formules ont été transmises par Sextus Empiricus.

[5] Il termine Les lois en écrivant : « La divinité pourrait bien être pour nous, plus que quoi que ce soit, la mesure de toutes choses ».

[6] La guerre du Péloponnèse (-431, -404) après les guerres médiques (-490, -479).

[7] Jacqueline de Romilly voit cette idée comme une première version du contrat social.

[8] D’ailleurs, à Athènes, les dieux servaient un peu à instituer une relation collective avec un protecteur.

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Qui est Romain Treffel ?

Passionné par les idées, je veux vous aider à mieux comprendre votre existence grâce au meilleur de la pensée. C’est dans cet esprit que je travaille à rendre les grands concepts plus accessibles et les grands auteurs plus proches de nous.

Passé par l’ESCP, la Sorbonne, et l’École Normale Supérieure, j’aide également les étudiants à réussir les épreuves littéraires des concours des grandes écoles.

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