La condition ouvrière est mal connue. Dans La Condition ouvrière, Simone Weil reproche à l’élite politique qui prétend libérer la classe ouvrière d’ignorer la réalité concrète de la servitude des prolétaires. C’est donc pour découvrir cette réalité qu’elle travaille en usine pendant neuf mois à partir de la fin 1934.
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La condition ouvrière est l’expérience de l’oppression. Simone Weil note dans son journal les événements qui la marquent au quotidien. Elle souligne tout d’abord la dureté des petits chefs, dont la propension à humilier les subalternes commence dès l’embauche. Elle évoque également l’inconfort et le danger des conditions de travail, tels les courants d’air, la permanence abrutissante du bruit, et les accidents graves. Elle relève enfin l’angoisse individuelle du travailleur, qu’elle naisse de la flexibilité qu’on lui impose brutalement, de son absence d’indépendance dans son labeur, des contraintes horaires, de l’obsession du salaire, ou encore de la concurrence entre ouvriers. L’oppression de la condition ouvrière engendre une extrême fatigue à la fin de la journée de travail. « J’ai tiré en somme, pose Simone Weil, deux leçons de mon expérience. La première, […] c’est que l’oppression, à partir d’un certain degré d’intensité, engendre non une tendance à la révolte, mais une tendance presque irrésistible à la plus complète soumission. […] La seconde, c’est que l’humanité se divise en deux catégories, les gens qui comptent pour quelque chose et les gens qui comptent pour rien. Quand on est dans la seconde, on en arrive à trouver naturel de compter pour rien » (La Condition ouvrière). Si Simone Weil a fait l’expérience de la camaraderie et de la compassion entre ouvriers, de tels moments étaient rares dans l’atmosphère démoralisante de l’usine.
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Simone Weil invite à repenser la condition ouvrière
La condition ouvrière est déterminée par l’organisation du travail. Simone Weil estime que le facteur principal de l’oppression de l’ouvrier réside dans le fait que la machine lui impose son rythme de travail. En effet, la soumission à la cadence de l’outil empêche le travailleur de faire des pauses, de se reposer, et bien sûr de méditer. La philosophe voit là un effroyable esclavage. À ses yeux, c’est la réduction du travail ouvrier à une succession de tâches dépourvues de sens par l’organisation dite « scientifique » de la production théorisée par l’ingénieur américain Taylor — c’est cette innovation qui est responsable de l’enfer qu’est la condition ouvrière. Or, Simone Weil conteste la scientificité de la production tayloriste : une organisation véritablement scientifique du travail aurait consisté à améliorer la productivité sans sacrifier le bien-être du travailleur. En les maintenant dans l’ignorance de l’ingénierie de la production, en leur imposant des tâches basiques, en les chronométrant et en conditionnant leur rémunération à leur productivité, Taylor déshumanise les ouvriers. C’est un aspect de la rationalisation plus générale de la vie par l’esprit bourgeois. « La société bourgeoise, dénonce la philosophe, est atteinte d’une monomanie : la monomanie de la comptabilité. Pour elle, rien n’a de valeur que ce qui peut se chiffrer en francs et en centimes. Elle n’hésite jamais à sacrifier des vies humaines à des chiffres qui font bien sur le papier » (La Condition ouvrière). Simone Weil ajoute que cette vision du monde bourgeoise contamine tous les esprits.
La condition ouvrière peut être améliorée. Cependant, Simone Weil ne croit plus dans les solutions traditionnelles des défenseurs du prolétariat. Si les syndicats obtiennent une augmentation des salaires, les patrons compenseront par une augmentation des cadences de travail qui aboutira concrètement à une dégradation supplémentaire de la condition ouvrière. Quant à la perspective de la révolution, l’exemple soviétique suggère qu’elle n’aboutirait qu’à asservir un peu plus le prolétariat à la logique de la production industrielle. Abandonner le capitalisme n’est pas non plus envisageable, car les États modernes dépendent, pour leur survie, de leur industrie militaire. Enfin, Simone Weil ne croit pas non plus à la participation des syndicats à la vie démocratique. Elle anticipe que cette évolution donnerait aux travailleurs des représentants déconnectés de la réalité de la condition ouvrière. Quelle est donc la bonne solution ? Il faut refuser la déshumanisation des travailleurs par le taylorisme. « Tous les problèmes de la technique et de l’économie, écrit la philosophe, doivent être formulés en fonction d’une conception de la meilleure condition possible du travail. Une telle conception est la première des normes ; toute la société doit être constituée d’abord de telle manière que le travail ne tire pas vers en bas ceux qui l’exécutent » (La Condition ouvrière). L’ouvrier ne doit plus être l’esclave ni du patron ni de la machine, mais leur collaborateur. Simone Weil conclut qu’un effort de pédagogie est nécessaire afin que les travailleurs prennent conscience de leur place dans l’économie et dans la société.