Raymond Aron définit la conscience historique comme l’impact de la pensée du passé sur l’action et l’existence présentes. Elle est pour lui caractéristique des sociétés occidentales, parce que ces dernières sont habitées par le passé et qu’elles ne cessent en même temps de questionner l’histoire qui se déroule sous leurs yeux – mais elle tend à se mondialiser. « Nous pensons tous historiquement, écrit Aron, nous cherchons spontanément des précédents dans le passé, nous nous efforçons de situer le moment présent dans un devenir » (Dimensions de la conscience historique).
La conscience historique est d’abord animée par la tension du déterminisme et de la liberté. Les hommes ne se soumettent pas passivement au destin ; ils se confrontent aux traditions, qu’ils sont capables et libres d’accepter ou de rejeter. Ils peuvent de surcroît avoir l’impression d’être les prisonniers de ce que Raymond Aron appelle les « forces profondes », celles qui orientent dans une large mesure les actions politiques. Ainsi, les événements historiques majeurs de l’après-Seconde Guerre mondiale que constituent la décolonisation, l’installation durable du communisme, l’avènement du nucléaire ou encore l’accélération générale du progrès technique inscrivent la conscience historique dans l’idée d’un déterminisme des forces historiques et confèrent au philosophe le devoir de penser l’histoire et la liberté de l’homme face à l’événement. Or, pour Raymond Aron, la conscience historique n’est pas tournée vers l’avenir ; elle est l’idée selon laquelle l’homme est d’abord l’auteur libre de l’époque dans laquelle il vit.
Le rôle de l’historien dans la conscience historique
À un autre niveau, la conscience historique est ensuite liée au travail de l’historien. Si la tâche de celui-ci consiste à saisir le fait historique, il ne peut pas le réduire à une conjoncture, c’est-à-dire en faire la conséquence nécessaire de lois mécaniques. L’historien ne peut donc pas prétendre à une objectivité du même ordre que celle de la science, car sa « philosophie » est sa perspective sur un monde dans lequel il est fondamentalement et essentiellement intégré. Pour autant, la pluralité des perspectives historiques ne débouche pas sur un univers où chacun se trouve enfermé dans sa vérité et où les perspectives seraient imperméables les unes aux autres. Au contraire, pour Raymond Aron, « le relativisme historique est pour ainsi dire surmonté, dès lors que l’historien cesse de prétendre à un détachement impossible, reconnaît son point de vue, et par suite, se met en mesure de reconnaître les perspectives des autres » (Dimensions de la conscience historique). C’est donc la reconnaissance de la diversité des consciences historiques qui serait garante de l’objectivité de l’historien.
La conscience historique demande enfin un sens de l’histoire. Si les états de la conscience historique sont partie intégrante de la réalité historique, l’unité historique est pour sa part construite, et non vécue. Craignant de voir l’historien projeter des certitudes naïves antérieures sur sa recherche, Raymond Aron veut libérer la recherche historique des présupposés philosophiques qui, souvent implicitement, influent sur les conclusions de l’historien ; c’est pourquoi il s’engage très loin dans une conception pluraliste de l’histoire. Il considère ainsi que la conscience historique occidentale de son époque est imprégnée de la philosophie d’une « histoire tyrannique et sans but, sans unité globale, mais avec des unités partielles » (Dimensions de la conscience historique).