L’insociable sociabilité est une nouvelle façon de penser le lien social. Grâce à ce concept, Kant donne dans son Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique une solution originale à un vieux débat. Alors que les passions qui divisent les hommes étaient traditionnellement opposées aux passions qui les assemblent, le philosophe les réunit, lui, sous une seule et même dynamique.
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L’insociable sociabilité caractérise l’homme. Kant affirme dans son Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique que la nature humaine recèle un antagonisme entre deux penchants. D’un côté, l’homme est sociable, c’est-à-dire qu’il est naturellement porté à rechercher la société. Il est un « animal politique » (Aristote) qui vit dans la compagnie de ses semblables non pas seulement parce que l’organisation économique l’y contraint, mais parce que la relation humaine satisfait chez lui un besoin fondamental. De l’autre côté, cependant, l’homme est en même temps insociable, c’est-à-dire qu’il a tendance à fuir la société de ses semblables, et qu’il n’est pas facile de le fréquenter. « L’homme, écrit Kant, possède une inclination à s’associer parce que, dans un tel état, il se sent davantage homme, c’est-à-dire qu’il sent le développement de ses dispositions naturelles. Mais il a aussi un grand penchant à se séparer (s’isoler) : en effet il trouve en même temps en lui ce caractère insociable qui le pousse à vouloir tout régler à sa guise ; par suite il s’attend à rencontrer des résistances de tous côtés, de même qu’il se sait lui-même enclin de son côté à résister aux autres » (Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique). Ainsi, l’intérêt du concept de Kant consiste à lier en un oxymore deux penchants apparemment incompatibles, et à en faire une propriété déterminante de la nature humaine.
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Kant voit dans l’insociable sociabilité le moteur de la civilisation
L’insociable sociabilité entraîne le perfectionnement de l’homme. Kant estime dans son Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique que cet antagonisme propre à la nature humaine est une sorte de ruse de la nature qui favorise le développement de l’espèce humaine. Son raisonnement reprend la thèse du best-seller du XVIIIe siècle de Mandeville, La Fable des abeilles : c’est la compétition, davantage que la coopération, qui meut les énergies individuelles et assure par là la dynamique de la société. Les individus vivent certes ensemble, mais ils s’opposent parce qu’ils sont animés par leur amour de soi et par la quête du statut. Kant compare ce processus d’évolution à la croissance des arbres dans une forêt : « Dans une forêt, les arbres, justement parce que chacun essaie de ravir à l’autre l’air et le soleil, se contraignent réciproquement à chercher l’un et l’autre au-dessus d’eux, et par suite ils poussent beaux et droits, tandis que ceux qui lancent à leur gré leurs branches en liberté et à l’écart des autres poussent rabougris, tordus et courbés » (Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique). Or, cette dynamique n’est autre que celle de la civilisation. Elle signifie que la nature a pourvu l’homme de la capacité de développer son potentiel proprement humain, d’édifier une culture et de s’émanciper de son existence animale. Kant imagine que sans la tension de l’insociable sociabilité, les hommes vivraient l’existence idyllique des « bergers d’Arcadie ».
La main invisible d’Adam Smith
L’insociable sociabilité est la source du droit. Le point de départ du raisonnement mené par Kant dans son Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique est que le potentiel de l’homme a vocation à se réaliser, car la nature ne lui a pas donné ses dispositions en vain. Contrairement à l’existence animale, l’existence humaine est donc tendue vers un but, le dessein de la nature. Or, le concept d’insociable sociabilité implique que le destin de l’humanité se joue au niveau de l’espèce : il doit s’accomplir dans l’histoire et par la société. Mais quel est ce destin ? Kant avance que le chaos de l’insociabilité rend logiquement nécessaire l’encadrement de la liberté au sein de la communauté par des règles. Ainsi, la dynamique de l’insociable sociabilité doit aboutir à l’établissement du droit. « Le plus grand problème pour l’espèce humaine, pose le philosophe, celui que la nature contraint l’homme à résoudre, est d’atteindre une société civile administrant universellement le droit » (Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique). Kant applique ensuite le même raisonnement à l’échelle des relations entre États. En effet, comme les individus, les États se montrent à la fois sociables et insociables, jusqu’à la guerre. À l’échelle géopolitique également, la tension entre les deux penchants engendre l’émergence de règles pour pacifier les relations. Kant en conclut que le destin de l’humanité est de se doter d’un droit universel qui s’appliquerait aussi bien aux nations qu’aux citoyens.
