Vous et moi appartenons à une même espèce : nous sommes les Sapiens.
Mais qu’y a-t-il derrière ce nom ? D’où venons-nous ?
Est-il seulement possible de résumer entièrement notre histoire, du début à aujourd’hui ?
Yuval Noah Harari, qui est professeur d’histoire à l’université hébraïque de Jérusalem, a accompli cet exploit dans Sapiens : Une brève histoire de l’humanité.
Cette exceptionnelle synthèse est devenue un best-seller international (aujourd’hui traduit dans 50 langues) alors qu’aucune grande maison d’édition israélienne n’en voulait ! Écoulée à près de 16 millions d’exemplaires dans le monde, elle a marqué les esprits autant par l’audace de certaines idées que par son ampleur de vue.
Pourquoi le livre connaît-il encore, des années après sa parution en anglais (2014), des pics de ventes aux moments des examens universitaires ? Parce qu’il fait désormais office de manuel de culture générale !
Seulement… rares sont les lecteurs qui finissent Sapiens !
J’ai donc décidé d’en faire un résumé détaillé.
En le lisant, vous découvrirez notamment :
- LA faculté qui nous sépare vraiment des animaux et qui nous a permis de devenir l’espèce dominante sur Terre (ce n’est pas ce que vous croyez) ;
- « la plus grande escroquerie de l’histoire » (dixit Yuval Noah Harari) ;
- les raisons fondamentales pour lesquelles nous ne sommes pas heureux.
Et vous apprendrez encore beaucoup de choses surprenantes !
Mais surtout, vous aurez enfin, vous aussi, ce que j’ai longtemps cherché : une perspective globale dans laquelle ranger et connecter toutes vos connaissances. Je suis certain qu’une fois que vous aurez lu mon résumé détaillé, vous comprendrez mieux le monde – et par conséquent vous vous y sentirez mieux.
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Bonne lecture 😉
Première partie de Sapiens : la Révolution cognitive
Un animal insignifiant
- les organismes sont apparus sur Terre il y a 3,8 milliards d’années ;
- les Homo sapiens ont commencé à créer des structures élaborées, ce qu’on appelle « les cultures », il y a 70 000 années : c’est la « Révolution cognitive » qui donne le coup d’envoi de l’histoire humaine ;
- la « Révolution agricole »[1] a accéléré l’histoire il y a 12 000 années ;
- la « Révolution scientifique », qui date d’il y a 500 ans, pourrait bien, elle, mettre fin à l’histoire…
L’homme, un animal « insignifiant » ?
L’homme préhistorique, oui – au sens où son existence n’avait pas, par rapport aux autres animaux, des effets plus importants sur leur environnement.
Pour comprendre notre place dans le vivant, il faut faire appel à la biologie :
- on classe les organismes en espèces : deux animaux appartiennent à la même espèce s’ils tendent (≠ peuvent) à s’accoupler ;
- les espèces issues d’un même ancêtre appartiennent à un même genre (par exemple, les lions, les tigres, les léopards et les jaguars sont des espèces du genre Panthera) ;
- on regroupe les genres en familles, qui remontent chacune à un seul ancêtre (par exemple, tous les chats ont un ancêtre félin commun qui vivait il y a environ 25 millions d’années).
Homo sapiens[2] (« homme sage ») appartient à la famille des grands singes.
C’est pourquoi les chimpanzés sont les plus proches de nous :
Il y a six millions d’années, une même femelle eut deux filles : l’une qui est l’ancêtre de tous les chimpanzés ; l’autre qui est notre grand-mère.
En vertu de cette classification, un « humain » est un animal appartenant au genre Homo (qui regroupe des espèces différentes).
Les « humains » sont apparus en Afrique de l’Est il y a 2,5 millions d’années à partir de l’australopithèque » (« singe austral »).
Les voyages les ont transformés :
- l’Homme de Néandertal (Eurasie) était plus trapu ;
- l’Homo erectus (Asie orientale) était assez résistant pour survivre 2 millions d’années ;
- l’Homo floresiensis (île de Java, Indonésie) était minuscule (1 mètre pour 25 kilos) mais intelligent ;
- les différents environnements ont peut-être façonné d’autres espèces (comme Homo denisova, découvert en 2010 en Sibérie).
L’évolution a continué en Afrique de l’Est : d’autres espèces y ont émergé… en particulier Homo sapiens.
En quoi les espèces du genre Homo sont-elles différentes ? Les individus n’ont pas les mêmes dimensions ; ils ne sont pas également capables de trouver des ressources ; certaines espèces sont plutôt sédentaires, d’autres plutôt nomades.
Ces espèces ne se sont pas succédé dans le temps ni engendrées de manière linéaire. Plusieurs ont cohabité entre il y a 2 millions et il y a 10 000 d’années.
En quoi l’homme est-il un animal extraordinaire ?
Notre cerveau prend bien plus de place que chez les autres mammifères. Le nôtre avait un volume proportionnellement 3 fois supérieur dès le début – il l’est 6 à 7 fois chez le Sapiens moderne.
Mais… notre gros cerveau n’a pas été un avantage évolutif. Il est lourd pour le corps et, plus embêtant, il lui coûte une part significative de ses ressources : chez Sapiens, il consomme 25 % de l’énergie[3] (au repos) alors qu’il ne représente que 2-3 % du poids.
La croissance de cet organe a donc eu 2 conséquences négatives :
- les besoins en énergie ont augmenté ;
- les muscles ont rétréci (puisque l’énergie est accaparée ailleurs).
Cette adaptation donne du crédit à l’idée d’un arbitrage entre la force intellectuelle, d’une part, et la force physique, d’autre part. On oppose traditionnellement ces deux forces et on pense qu’on développe forcément l’une au détriment de l’autre, comme en témoignent les stéréotypes de l’intellectuel au corps débile et du sportif simple d’esprit. Notre société valorise davantage la compétence intellectuelle, mais il n’est pas sûr que celle-ci ait été un avantage pendant longtemps.
Si nous savons que notre cerveau a grossi pendant 2 millions d’années, les causes de cette évolution restent mystérieuses.
Autre évolution importante : nous nous sommes dressés sur deux jambes.
Cela a amélioré notre vision, puis libéré nos bras, et tout particulièrement nos mains, pour de nouvelles tâches. Nous sommes alors devenus capables de créer des outils élaborés[4] – les archéologues caractérisent d’ailleurs les anciens humains par la production d’outils.
Notre nouvelle position n’était cependant pas sans inconvénient :
- elle causait des migraines et des raideurs dans la nuque (j’ai le même problème quand je travaille trop longtemps sur mon canapé…) ;
- elle a rendu les accouchements plus difficiles.
Ce dernier inconvénient mérite qu’on s’y arrête, parce qu’il a eu des conséquences exceptionnelles (l’explication de Yuval Noah Harari est brillante).
Voici ce qui s’est passé :
- la position droite a rétréci les hanches féminines ;
- le rétrécissement des hanches a resserré le canal de l’utérus ;
- parallèlement, la tête des bébés a grossi en raison du développement du cerveau ;
- les femmes qui allaient au terme de leur grossesse mourraient en couches (le fœtus ne passait plus) ;
- celles qui accouchaient avant le terme survivaient (parce que la tête du bébé était plus petite).
Conclusion ?
La sélection naturelle favorise les naissances précoces : les humains naissent prématurés par rapport aux autres animaux.
Les bébés d’homme sont démunis, tributaires durant de longues années de leurs aînés qui assurent leur nourriture, leur protection et leur éducation.
Et c’est là que ça devient fascinant :
- la précocité du nouveau-né le rend dépendant de sa mère ;
- la responsabilité de la mère la rend dépendante de sa tribu ;
- la responsabilité de la tribu contraint ses membres à coopérer efficacement ;
- les hommes développent alors d’extraordinaires capacités sociales grâce auxquelles ils prennent le pouvoir sur Terre.
Il faut une tribu pour élever un homme. Ainsi l’évolution favorisa-t-elle ceux qui sont capables de nouer de robustes liens sociaux.
Par exemple, des Neandertal ont vécu de longues années avec de graves handicaps physiques, ce qui est la preuve que leurs parents s’occupaient d’eux.
Yuval Noah Harari s’émerveille de l’adaptabilité des êtres humains :
La plupart des mammifères sortent de la matrice telle une poterie émaillée d’un four : vouloir la remodeler, c’est seulement risquer de l’égratigner ou de la briser. Les humains sortent de la matrice comme du verre fondu d’un four. On peut les tourner, les étirer et les façonner avec un étonnant degré de liberté.
Pourtant, nous sommes restés de faibles créatures craintives pendant 2 millions d’années. Nous avons commencé à affronter les prédateurs et à nous attaquer à du gros gibier il y a 400 000 ans, puis nous nous sommes hissés au sommet de la chaîne alimentaire il y a seulement 100 000 ans, avec l’essor de Sapiens.
Le problème est que notre prise de pouvoir a été trop rapide. L’écosystème n’a pas eu le temps d’évoluer comme il avait pu le faire avec les précédentes dominations. Notre psychologie, elle non plus, n’a pas pu s’adapter.
Nous avons l’esprit d’un dominé dans la position d’un dominant :
La plupart des grands prédateurs de la planète sont des créatures majestueuses. Des millions d’années de domination les ont emplis d’assurance. Le Sapiens, en revanche, ressemble plus au dictateur d’une république bananière. Il n’y a pas si longtemps, nous étions les opprimés de la savane, et nous sommes pleins de peurs et d’angoisses quant à notre position, ce qui nous rend doublement cruels et dangereux.
La domestication du feu a été une étape décisive dans le développement de notre genre. Nous avons commencé à le maîtriser il y a environ 800 000 ans, et nous faisions un feu quotidien à partir d’il y a 300 000 années.
Cette technique a rendu possible la cuisine, qui présente certains avantages :
- de nouveaux aliments (blé, riz, pomme de terre) deviennent comestibles ;
- les germes et les parasites meurent lors de la cuisson ;
- la mastication est plus facile.
Elle explique probablement en partie la croissance du cerveau. En effet, en facilitant la digestion, elle a libéré une proportion de l’énergie humaine, laquelle aurait été récupérée par le cerveau.
Au plan symbolique, la domestication du feu représente le début de la maîtrise de la nature, dont découle la supériorité de l’homme sur l’animal.
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Reprenons le cours de notre évolution.
On estime que moins d’un million de Sapiens – qui étaient très proches de nous – vivaient en -150 000. Ils ont ensuite débarqué en Eurasie en -70 000, où sévissaient déjà d’autres « humains ».
Que s’est-il passé ?
Deux théories se font concurrence :
- selon la « théorie du métissage », les Sapiens, les Neandertal et les Erectus se sont mélangés ;
- selon la « théorie du remplacement »[5], le mélange était impossible parce qu’il n’y avait pas d’attirance sexuelle entre les individus de différente espèce – les Sapiens auraient donc remplacé les autres espèces (qui se seraient éteintes) – si bien que les hommes actuels seraient « de purs Sapiens ».
Yuval Noah Harari ne tait pas les implications politiques de ce mystère :
Si la Théorie du remplacement est juste, tous les hommes vivants possèdent grosso modo le même bagage génétique, et les distinctions de race sont quantité négligeable. En revanche, si la Théorie du métissage est exacte, il pourrait bien exister des différences génétiques entre Africains, Européens et Asiatiques qui remontent à des centaines de milliers d’années. C’est de la dynamite politique, qui peut donner des matériaux à des théories raciales explosives.
On ne connaît pas la vérité. La « théorie du remplacement » semblait plus crédible, mais on a trouvé en 2010 que les populations actuelles avaient des gènes des autres espèces (Neandertal, et même Denisova). Selon une autre théorie, Sapiens, Neandertal et Denisova pouvaient avoir des relations sexuelles – elles étaient toutefois rares – jusqu’à une certaine époque (-50 000 ?), puis une mutation a fait définitivement sortir Sapiens du lot.
Comment expliquer la disparition de Neandertal ?
On peut imaginer que, grâce à leurs compétences supérieures, les Sapiens ont accaparé les ressources et se sont multipliés (et quelques Neandertal les ont peut-être rejoints). La tolérance n’étant pas le fort des Sapiens, on peut aussi imaginer qu’ils ont opéré un « nettoyage ethnique ». En tout cas, c’est probablement grâce au langage qu’ils se sont imposés face aux Neandertal, qui étaient pourtant robustes, résistants au froid et malins.
Nous sommes restés la seule espèce humaine de ces 10 000 dernières années : c’est pour ça que pensons que nous sommes spéciaux.
L’arbre de la connaissance
On ne sait pas avec certitude comment Sapiens a refoulé Neandertal. Il aurait d’abord échoué une première fois vers -100 000 ; puis il aurait réussi dans un second temps en -70 000 – soit parce que les circonstances étaient plus favorables, soit parce qu’il avait évolué en une version encore plus redoutable.
Après cette « victoire », nous avons continué à nous déplacer et à nous développer.
Nous avons débarqué en Australie vers -45 000. De -70 000 à -30 000, nous avons inventé les bateaux, les lampes à huile, les arcs (et les flèches), les aiguilles (pour coudre des vêtements chauds) ; nous avons produit des objets d’art et des bijoux, qui présupposent l’existence d’une stratification sociale, de la religion, et du commerce.
C’est à cette époque que se produit la « Révolution cognitive » : nous pensons et communiquons d’une nouvelle manière. Les chercheurs estiment même que les Sapiens de cette ère avaient un potentiel intellectuel équivalent au nôtre (ils auraient pu se mettre à la physique quantique).
Quelle est la différence avec les langages des animaux ?
Deux théories (compatibles) expliquent la supériorité du langage humain :
- selon la « théorie du lion près de la rivière », le langage humain a acquis une extraordinaire souplesse – laquelle permet des combinaisons illimitées – pour décrire avec précision des dangers ;
- selon la « théorie du commérage », puisque nous sommes des animaux sociaux, nous avons développé le langage comme un outil d’optimisation de la coopération.
Les deux hypothèses sont probablement vraies.
La coopération sociale est la clé de notre survie et de notre reproduction. Il ne suffit pas aux hommes et aux femmes de savoir où sont les lions et les bisons. Il importe bien davantage pour eux de savoir qui, dans leur bande, hait qui, qui couche avec qui, qui est honnête, qui triche.
En outre, nos échanges ont une particularité : ils portent habituellement sur les méfaits (c’est ce qu’on appelle parfois le « biais de négativité »).
Yuval Noah Harari estime que le commérage est à l’origine du journalisme.
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Le langage des Sapiens possède une autre particularité exceptionnelle : il permet d’évoquer ce qui n’existe pas (fiction, abstraction).
Jamais vous ne convaincrez un singe de vous donner sa banane en lui promettant qu’elle lui sera rendue au centuple au ciel des singes.
Or, la fiction rend possibles les mythes « qui donnent au Sapiens une capacité sans précédent de coopération en masse et en souplesse ».
Dans les communautés d’animaux, en revanche, la coopération se limite à une échelle réduite (les proches parents, en général). Chez les chimpanzés, par exemple, les individus ne peuvent pas s’accorder une confiance mutuelle et s’entraider s’ils ne se connaissent pas intimement, de telle sorte qu’une troupe compte entre 20 et 50 individus[6]. Lorsque la communauté devient trop nombreuse, la cohésion devient fragile, et le groupe se scinde naturellement en sous-groupes entre lesquels la coopération n’a plus cours.
En comparaison, notre langage supérieur nous permet de créer des groupes naturels (c’est-à-dire où chacun connaît intimement autrui) qui comptent jusqu’à 150 individus. En dessous de ce seuil, la fiction n’est pas nécessaire ; les relations intimes suffisent à assurer la cohésion. C’est par exemple le cas dans un peloton (30 soldats) ou dans une compagnie (100 soldats).
Une petite entreprise est, elle aussi, un groupe naturel :
Une petite affaire familiale peut survivre et prospérer sans conseil d’administration ni PDG ni service de comptabilité.
Mais au-delà de 150 personnes, la coopération semble ne pas pouvoir reposer sur la seule base des relations intimes.
La fiction est donc la clé de la coopération humaine à grande échelle :
Toute coopération humaine à grande échelle – qu’il s’agisse d’un État moderne, d’une Église médiévale, d’une cité antique ou d’une tribu archaïque – s’enracine dans des mythes communs qui n’existent que dans l’imagination collective. […] Pourtant, aucune de ces choses n’existe hors des histoires que les gens inventent et se racontent les uns aux autres. Il n’y a pas de dieux dans l’univers, pas de nations, pas d’argent, pas de droits de l’homme, ni lois ni justice hors de l’imagination commune des êtres humains.
Yuval Noah Harari prend l’exemple de Peugeot : cette grande entreprise n’est, comme toutes les autres, réductible à aucun élément matériel ; c’est une création de l’imagination collective, une « fiction juridique ». Il compare l’eucharistie, la tradition chrétienne selon laquelle le corps et le sang du Christ apparaissent dans le vin et le pain distribués aux fidèles, et la création d’une SARL[7] par un juriste.
Notre langage crée donc une « double réalité » :
Depuis la Révolution cognitive, les Sapiens ont donc vécu dans une double réalité. D’un côté, la réalité objective des rivières, des arbres et des lions ; de l’autre, la réalité imaginaire des dieux, des nations et des sociétés. Au fil du temps, la réalité imaginaire est devenue toujours plus puissante, au point que de nos jours la survie même des rivières, des arbres et des lions dépend de la grâce des entités imaginaires comme le Dieu Tout-Puissant, les États-Unis ou Google.
Les singes sont bien capables de mentir, mais pas de créer des réalités imaginaires. Nos conventions et nos constructions sociales ne sont, elles, pas des mensonges dans la mesure où, par la croyance effective de chacun, nous leur donnons réalité.
C’est parce que nous créons des réalités imaginaires que nous avons une histoire :
Alors que les modèles de comportement des humains archaïques restaient figés pendant des dizaines de milliers d’années, les Sapiens ont pu transformer en une décennie ou deux leurs structures sociales, la nature de leurs relations interpersonnelles, leurs activités économiques et une pléiade d’autres comportements.
Voici donc ce qu’est, en dernière instance, un bouleversement politique comme la Révolution française : un changement de réalité imaginaire très rapide.
Alors que l’organisation sociale des singes ne change pas tant que leur ADN ne change pas, nous sommes capables d’initiative culturelle. Que l’on compare les élites sans enfants, chez les Sapiens, telles que le clergé catholique, les moines bouddhistes, ou encore les bureaucraties chinoises d’eunuques, avec le mâle alpha chimpanzé qui copule avec le plus grand nombre de femelles possible.
Entre nous et les chimpanzés, la vraie différence réside dans la colle mythique qui lie de grands nombres d’individus, de familles et de groupes. Cette colle a fait de nous les maîtres de la création.
C’est donc une question d’échelle. Neandertal est certes supérieur à Sapiens en combat singulier, mais une société de Sapiens est bien supérieure à une société de Neandertals. Les seconds sont incapables de commercer à longue distance, quand les premiers créent la confiance nécessaire à cette activité grâce à des réalités imaginaires incarnées dans la monnaie, la banque, ou l’entreprise. Plus spécifiquement, les Sapiens coopèrent efficacement à grande échelle grâce à des réseaux d’information.
Dans les premiers temps de la Révolution cognitive, ils mettaient déjà en place des stratégies de chasse élaborées (qui préfigurent l’abattoir). Plusieurs bandes s’alliaient pour réussir à massacrer un troupeau entier en une après-midi, parfois grâce à des pièges.
C’est surtout cette capacité de coopération, davantage que la création d’outils, qui s’est développée jusqu’à aujourd’hui. La production d’une ogive nucléaire résulte par exemple de la coopération de millions d’individus.
Notre destin est le fruit de notre inventivité.
Pourtant, nous restons des animaux dans la mesure où nos capacités physiques, émotionnelles et cognitives sont toujours déterminées par la biologie.
Une journée dans la vie d’Adam et Ève
Nous avons été des chasseurs-cueilleurs pendant des dizaines de milliers d’années avant de vivre de l’agriculture (il y a 10 000 années) ; puis nous sommes devenus des travailleurs urbains (depuis 200 ans).
Logiquement, nos caractéristiques sociales et psychologiques sont donc encore celles des Sapiens chasseurs-cueilleurs. Par exemple, nous nous goinfrons de nourriture très calorique parce que c’était le comportement le plus adapté à la rareté des ressources et à la concurrence des animaux sauvages.
En ce qui concerne l’organisation sociale de nos ancêtres, nous ne savons pas tout.
Qu’en était-il de la sexualité et de la famille ?
D’après l’hypothèse (controversée) de la « commune ancienne », les Sapiens chasseurs-cueilleurs vivaient en tribus qui ne connaissaient ni la propriété, ni la monogamie, ni la paternité – ils partageaient tout ! Si c’est bien vrai, on comprend mieux les infidélités, les divorces, et le malaise psychologique de la société moderne…
Les tenants de l’hypothèse de la « monogamie éternelle » répondent que si la famille nucléaire (maman, papa, enfants) est devenue la norme dans l’immense majorité des cultures, c’est parce qu’elle s’est imposée depuis bien longtemps comme la solution la plus efficace pour structurer à la base les communautés humaines.
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Notre mode de vie est toutefois bien différent de celui nos ancêtres.
Les Sapiens chasseurs-cueilleurs étaient des « fourrageurs » : ils étaient capables de chercher leur nourriture sur de larges espaces. Par conséquent, ils déménageaient en permanence, ce qui les contraignait à limiter leurs possessions au strict minimum. En comparaison, nous utilisons en 2020 des millions d’artefacts[8] !
Yuval Noah Harari précise que nos ancêtres fourrageurs ne vivaient pas tous de la même manière : il y avait déjà une grande variété ethnique et culturelle depuis la Révolution cognitive.
Comment peut-on alors décrire leurs modes de vie ?
Ils évoluaient en bandes de 10 à 100 individus composées exclusivement d’humains (pas d’animaux d’élevage). Elles ont commencé à accueillir des chiens – les bêtes à la fois les plus attentives et les plus manipulatrices – il y a environ 40 000 ans, pour la chasse et la sécurité. Elles étaient déjà très attachées à ces compagnons, au point qu’elles les inhumaient parfois cérémonieusement comme les hommes.
La solitude et l’intimité étaient rares.
C’est pour cette raison que nous sommes des animaux tribaux. L’évolution nous a façonnés pour vivre en petits groupes. Nous supportons la solitude – parfois nous l’aimons – mais nous sommes plus heureux ensemble. L’isolement moderne déprime tant le système immunitaire que le moral.
Le nomadisme des Sapiens chasseurs-cueilleurs s’exerçait sur un territoire de quelques dizaines à quelques centaines de kilomètres carrés. Exceptionnellement, certaines bandes se sédentarisaient lorsque les ressources étaient abondantes (les premières installations permanentes étaient des villages de pêche).
Dans le détail, nos ancêtres étaient plus « cueilleurs » que « chasseurs ». À force de chercher des aliments et des matières premières (silex, bois, bambou), ils ont développé des connaissances profondes à propos du territoire, de la nourriture comestible (plantes et animaux), et des dangers.
La collectivité humaine en sait aujourd’hui bien plus long que les bandes d’autrefois. Sur un plan individuel, en revanche, l’histoire n’a pas connu hommes plus avertis et plus habiles que les anciens fourrageurs.
Pour faire face à l’hostilité du monde extérieur, ils ont développé des facultés mentales exceptionnelles, bien supérieures à celles de l’agriculteur ou de l’ouvrier des périodes suivantes. Puisque ceux-ci pouvaient survivre en répétant une seule tâche basique (par exemple, porter de l’eau), la taille du cerveau a diminué.
Les fourrageurs maîtrisaient non seulement le monde environnant des animaux, des plantes et des objets, mais aussi le monde intérieur de leur corps et de leurs sens. Ils étaient attentifs au moindre frémissement d’herbe pour repérer la présence d’un serpent. Ils observaient attentivement le feuillage des arbres pour y découvrir des fruits, des ruches ou des nids d’oiseaux. Ils se déplaçaient moyennant un minimum d’efforts et de bruits et savaient s’asseoir, marcher et courir de la manière la plus agile et la plus efficace qui soit. L’usage varié et constant de leurs corps faisait d’eux de véritables marathoniens. Ils possédaient une dextérité physique qui est aujourd’hui hors de notre portée, même après des années de yoga ou de tai-chi.
Qu’en est-il du « travail » ?
Les chasseurs-cueilleurs « travaillaient » en moyenne moins que l’homme moderne (selon la fertilité de la zone) et n’avaient pas de corvées domestiques.
Yuval Noah Harari compare une fourrageuse à une ouvrière chinoise :
L’économie des fourrageurs assurait à la plupart des carrières plus intéressantes que l’agriculture ou l’industrie. De nos jours, en Chine, une ouvrière quitte son domicile autour de sept heures du matin, emprunte des rues polluées pour rejoindre un atelier clandestin où elle travaille à longueur de journée sur la même machine : dix heures de travail abrutissant avant de rentrer autour de dix-neuf heures faire la vaisselle et la lessive. Voici 30 000 ans, une fourrageuse pouvait quitter le camp avec les siens autour de huit heures du matin. Ils écumaient les forêts et les prairies voisines, cueillant des champignons, déterrant des tubercules comestibles, attrapant des grenouilles ou, à l’occasion, détalant devant les tigres. Ils étaient de retour au camp en début d’après-midi pour préparer le repas. Cela leur laissait tout le temps de bavarder, de raconter des histoires, de jouer avec les enfants ou de traînasser. Bien entendu, parfois des tigres les attrapaient ou des serpents les mordaient, mais ils n’avaient pas à s’inquiéter d’accidents de la circulation ou de pollution industrielle.
Quid de la santé de nos ancêtres ?
Le fourrage assurait une nutrition idéale. Après 100 000 années à manger la même chose, leurs corps étaient parfaitement adaptés à leur régime. Leur alimentation était bien plus variée que celles des générations suivantes de paysans et de cultivateurs[9], c’est pourquoi les individus étaient plus grands et en meilleure santé.
En outre, leur vie en petites bandes avec un seul animal domestique empêchait la diffusion des maladies. En réalité, c’est principalement la mortalité infantile qui tirait l’espérance de vie vers le bas (30-40 ans).
Une alimentation saine et variée, une semaine de travail relativement courte et la rareté des maladies infectieuses ont conduit de nombreux experts à parler des sociétés de fourrageurs préagricoles comme des « sociétés d’abondance originelles ».
Attention, cependant, à ne pas idéaliser ces sociétés :
- elles connaissaient des périodes de pénurie ;
- la mortalité infantile était très élevée ;
- elles étaient violentes, voire cruelles ;
- plus spécifiquement, elles persécutaient des boucs émissaires;
- elles pouvaient abandonner, ou même sacrifier certains individus.
Yuval Noah Harari donne l’exemple des Aché, des chasseurs-cueilleurs qui ont vécu au Paraguay jusqu’aux années 1960. D’une part, la violence était rare dans leurs tribus, la sexualité libre, les rapports étaient égalitaires (pas de hiérarchie sociale) et l’amitié avait plus de valeur que la réussite ; mais de l’autre, les Aché n’hésitaient pas à assassiner les enfants ou les vieillards, et la paix sociale relative se payait d’un fort sentiment d’insécurité (les adultes vivaient sous une menace permanente).
Les archéologues retrouvent des traces et les anthropologues analysent les fourrageurs actuels (comme les Aché), mais nous ne savons pas tout de la vie de nos ancêtres. Nous ignorons leurs croyances (nous faisons l’hypothèse qu’ils étaient animistes), leurs valeurs sociopolitiques, et il semble que leur attachement à la paix dépendait des bandes, des lieux et des périodes.
Yuval Noah Harari conclut cette partie en détruisant un préjugé : non, les chasseurs-cueilleurs n’étaient pas des écolos.
À la vérité, ils ont entièrement remodelé l’environnement de notre planète bien avant la construction du premier village agricole :
Les bandes itinérantes de Sapiens conteurs d’histoires ont été la force la plus importante et la plus destructrice que le royaume animal ait jamais produite.
Le déluge
La Révolution cognitive nous a permis de sortir de l’espace afro-asiatique. Nous avons colonisé l’Australie il y a 45 000 ans[10], et c’est à ce moment que nous sommes devenus l’espèce la plus redoutable dans les annales de la planète Terre.
Nous avons transformé l’écosystème australien.
Sapiens est certainement responsable de la disparition de la mégafaune australienne (i.e. les espèces animales australiennes dont les individus pèsent plus de 50 kilos) en quelques milliers d’années pour les raisons suivantes :
- les changements climatiques ne suffisent pas à l’expliquer ;
- la faune océanique, elle, est indemne ;
- le même scénario s’est répété dans les autres parties du monde où nous avons débarqué.
L’histoire donne de l’Homo sapiens l’image d’un serial killer écologique.
Voici plus précisément comment expliquer la catastrophe écologique :
- les gros animaux se reproduisent trop lentement pour apprendre la peur de l’être humain ;
- nos ancêtres ont brûlé de vastes zones qui nourrissaient des animaux végétariens lesquels, eux-mêmes, nourrissaient des prédateurs ;
- ils chassaient beaucoup ;
- des mutations climatiques n’ont pas aidé les animaux.
La guerre, la pression démographique et des catastrophes naturelles nous ont poussés dans les régions glaciales de la Sibérie. Nous avons colonisé ces régions inhospitalières grâce à des vêtements thermiques et à des techniques de chasse sophistiquées.
Ce n’était pas non plus l’enfer :
Les terres arctiques grouillaient d’animaux savoureux tels que les rennes et les mammouths. Chaque mammouth était source d’une énorme quantité de viande (avec le froid, on pouvait même la congeler pour la consommer plus tard), de graisse goûteuse, de fourrure chaude et d’ivoire précieux.
Nous sommes ensuite passés de la Sibérie à l’Alaska, puis en Amérique (il y a environ 9 000 à 12 000 ans).
Sapiens est le seul animal à investir autant d’habitats différents aussi rapidement.
Plein d’espèces ont disparu en Amérique également – le même scénario s’est répété île après île.
La première vague de colonisation Sapiens a été l’une des catastrophes écologiques les plus amples et les plus rapides qui se soient abattues sur le règne animal. […] Homo sapiens provoqua l’extinction de près de la moitié des grands animaux de la planète, bien avant que l’homme n’invente la roue, l’écriture ou les outils de fer.
Pour Yuval Noah Harari, les deux premières catastrophes écologiques (l’essor des fourrageurs, puis celui des cultivateurs) invitent à ne pas idéaliser nos ancêtres et à préserver les espèces actuelles en voie de disparition.
Deuxième partie de Sapiens : la Révolution agricole
La plus grande escroquerie de l’histoire
La Révolution agricole a commencé il y a environ 10 000 ans en Turquie, en Iran et au Levant. Nous nous sommes mis à consacrer la quasi-totalité de notre temps et de nos efforts à manipuler la vie d’un petit nombre d’espèces animales et végétales.
Aujourd’hui encore, malgré nos technologies avancées, plus de 90 % des calories qui nourrissent l’humanité proviennent de la poignée de plantes que nos ancêtres domestiquèrent entre – 9500 et – 3500 : blé, riz, maïs, pommes de terre, millet et orge. Aucun animal ni aucun végétal important n’a été domestiqué au cours des deux derniers millénaires. Si nos esprits sont ceux des chasseurs-cueilleurs, notre cuisine est celle des anciens fermiers.
Ainsi, au premier siècle, l’immense majorité des hommes étaient des agriculteurs.
Pourquoi Yuval Noah Harari parle-t-il d’« escroquerie » ?
La Révolution agricole a en réalité été une régression pour Sapiens :
- elle ne s’est pas traduite par un progrès cognitif ;
- la vie du cultivateur est plus difficile et moins épanouissante que celle du chasseur-cueilleur ;
- son alimentation est moins diverse et moins qualitative (il mange de la merde) ;
- les inégalités sociales sont apparues ou se sont approfondies ;
- la violence a augmenté[11].
Nous n’avons pas domestiqué le blé, le riz, et les pommes de terre – ce sont plutôt ces aliments qui nous ont domestiqués.
Comment cela a-t-il été possible ?
Il faut analyser les choses avec les lunettes de l’évolution : ce sont deux critères simples, 1° la survie et 2° la reproduction, qui déterminent en profondeur les changements des sociétés humaines.
Le blé est, sous ce prisme, la plante qui a le mieux réussi dans l’histoire de la Terre. Le mystère, c’est que ce succès nous a coûté notre mobilité – nous nous sommes sédentarisés pour rester près du champ – et notre santé – nos corps de chasseurs-cueilleurs n’étaient pas adaptés aux travaux agricoles.
La Révolution agricole est le résultat d’un calcul évolutionniste :
Telle est l’essence de la Révolution agricole : la faculté de maintenir plus de gens en vie dans des conditions pires.
En clair, l’espèce Sapiens a choisi de faire du volume.
L’évolution a toutefois été très progressive.
En matière de reproduction, des mécanismes hormonaux et génétiques modulaient la procréation en fonction du niveau de prospérité (c’est-à-dire des ressources agricoles) – ce à quoi s’ajoutait un contrôle culturel.
Concernant l’essor de l’agriculture, un réchauffement du Moyen-Orient a rendu la terre propice à la culture du blé il y environ 18 000 ans.
Le processus de sédentarisation a été une pente glissante. Au départ, nous vivions seulement 4 semaines près du champ pour la moisson. Comme nous avons multiplié les plants de blé, nous devions rester de plus en plus longtemps. Enfin, nous avons logiquement établi des villages permanents à partir d’un certain seuil[12].
Nous avons progressivement optimisé nos cultures agricoles. Nous avons construit des greniers et inventé de nouveaux outils.
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Encore une fois, nous n’avons pas gagné au change.
La mortalité infantile a augmenté (1 individu sur 3 meurt avant 20 ans) en même temps que la natalité. En remplaçant le lait par le blé, nous avons affaibli le système immunitaire des enfants. Enfin, la promiscuité favorisait la diffusion des maladies.
Bien longtemps avant Nicolas Sarkozy, nos ancêtres sont tombés dans le piège du « travailler plus pour gagner plus ».
Et malheureusement, il était impossible d’inverser le cours des choses, parce que personne ne se souvenait plus du mode de vie antérieur et que la population était de toute manière trop nombreuse pour revenir à la chasse et à la cueillette.
SUR LA QUESTION DU TRAVAIL
▶︎ Pour qui, pour quoi travaillons-nous ?, Jacques Ellul
▶︎ Le droit à la paresse selon Paul Lafargue
Yuval Noah Harari compare cette évolution au piège moderne de la carrière :
Combien de jeunes étudiants ont trouvé une place dans de grandes entreprises, acceptant de bosser dur dans l’idée de se faire un petit pécule qui leur permettrait de se retirer et de s’occuper de ce qui les intéresse vraiment quand ils auront trente-cinq ans ? Mais quand ils arrivent à cet âge, ils ont de lourdes hypothèques sur le dos, des enfants à l’école, une maison dans une banlieue huppée qui nécessite au moins deux voitures par famille, et le sentiment que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue sans un excellent vin et des vacances coûteuses à l’étranger. Que faire ? Revenir à la recherche de tubercules ? Non, redoubler d’efforts et continuer de trimer.
Étant passé par une école de commerce qui me promettait à un tel destin, j’ai, dans une certaine mesure, échappé au « piège ». Je trouve pourtant le terme caricatural. Les employés des grandes entreprises font ce que les hommes ont toujours fait en priorité : subvenir à leurs besoins et à ceux de leur descendance. Et ils trouvent probablement plus de satisfaction et de sens dans leurs vies familiale et sociale que dans un excellent vin ou de coûteuses vacances. Enfin, tout le monde ne peut pas « s’occuper de ce qui l’intéresse vraiment » – seule une minorité le peut, et cette liberté a un prix (efforts, risques, etc.).
Autre symptôme du piège de notre mode de vie moderne, la place que prennent les e-mails dans notre quotidien :
Auparavant, écrire une lettre, indiquer l’adresse, la timbrer et la porter à la boîte était un gros travail. Il fallait des jours ou des semaines, voire des mois, pour recevoir une réponse. Désormais, je peux rédiger en quatrième vitesse un mail qui va faire un demi-tour du monde et, si mon destinataire est en ligne, recevoir une réponse une minute après. Autant de soucis épargnés et de temps gagné, mais ma vie est-elle plus détendue ? Hélas, non. À l’époque du courrier postal escargot, on n’écrivait que si l’on avait des choses importantes à dire. Au lieu d’écrire la première chose qui vous passait par la tête, vous preniez le temps de réfléchir à ce que vous vouliez dire et à la manière de le formuler. Et on s’attendait à recevoir une réponse tout aussi mûrement réfléchie. La plupart des gens n’écrivaient et ne recevaient pas plus d’une poignée de lettres par mois et se sentaient rarement obligés d’y répondre immédiatement. Maintenant, je reçois des dizaines de mails tous les jours, chaque fois de gens qui attendent une réponse rapide. Nous imaginions gagner du temps, au lieu de quoi la routine de la vie s’est emballée : tout va dix fois plus vite qu’avant et rend nos journées angoissées et agitées.
Le passage à l’agriculture a été malheureux, mais il était irrésistible : il rendait possible une croissance démographique exceptionnelle.
Une chaîne de décisions triviales visant essentiellement à remplir quelques ventres et à gagner un peu de sécurité eut pour effet cumulé de forcer d’anciens fourrageurs à passer leur journée à porter des seaux d’eau sous un soleil de plomb.
On peut aussi imaginer que l’idéologie ait joué un rôle dans la Révolution agricole. Selon une hypothèse, c’est la construction d’un grand temple qui aurait rendu nécessaire la culture intensive du blé pour nourrir les ouvriers. La population se serait sédentarisée près de l’édifice dans un second temps.
Enfin, nous ne sommes pas les seuls perdants de cette révolution.
Plutôt que de chasser de manière sélective des moutons, des chèvres, des cochons, ou des poulets, nous nous sommes mis à contrôler les troupeaux[13]. Pour ce faire, nous abattions les moins dociles en premiers, tandis que nous laissions les individus soumis se reproduire.
Si ces espèces animales sont des vainqueurs dans une perspective évolutionniste stricte, leurs individus ont des vies courtes (quelques semaines à quelques mois pour un poulet…) et misérables. Ils subissent des traitements brutaux, voire barbares. Toutefois, certains cultivateurs prenaient grand soin de leurs bêtes, ce qui a inspiré la comparaison avec la manière dont un dieu prend soin de son peuple.
Quelle est la grande leçon de la Révolution agricole ?
L’espèce est aveugle à la souffrance individuelle.
Le veau qui vit 4 mois dans sa cage individuelle est peut-être l’animal le plus malheureux de la planète.
Bâtir des pyramides
De 5 à 8 millions de fourrageurs nomades en -10 000, nous sommes passés à 1-2 millions de fourrageurs nomades et 250 millions de cultivateurs au premier siècle avant J.-C.
Alors que le foyer du chasseur-cueilleur s’étendait sur des dizaines, voire des centaines de kilomètres carrés (collines, ruisseaux, bois et ciel), le cultivateur enfermait son anxiété dans un espace personnel de quelques dizaines de mètres carrés, strictement séparé de celui des voisins (c’est très important pour lui).
Différence fondamentale, l’habitat du cultivateur est artificiel :
Les cultivateurs, en revanche, vivaient sur des îles humaines artificielles qu’ils s’employaient à détacher de leur environnement sauvage. Ils abattirent des forêts, creusèrent des canaux, défrichèrent des champs, bâtirent des maisons, retournèrent la terre et plantèrent des arbres fruitiers en rangées bien soignées. L’habitat artificiel qui en résulta était destiné uniquement aux hommes ainsi qu’à « leurs » plantes et à « leurs » animaux et était souvent protégé par des murs ou des haies. Les familles de cultivateurs firent leur possible pour tenir à l’écart herbes folles et animaux sauvages. Les intrus étaient chassés.
Comme beaucoup de choses, la répartition de la vie humaine dans l’espace obéit à une loi de Pareto : le plus clair de l’histoire s’est déroulé sur 2 % de la surface de la Terre.
D’un point de vue global, ce sont les excédents agricoles produits par l’immense majorité des cultivateurs qui ont rendu possible le développement de la civilisation par une immense minorité de privilégiés :
Ces surplus de nourriture confisqués alimentèrent la vie politique, la guerre, l’art et la philosophie, permettant de bâtir palais, forts, monuments et temples. Jusqu’à la fin des Temps modernes, plus de 90 % des hommes étaient des paysans qui se levaient chaque matin pour cultiver la terre à la sueur de leur front. L’excédent produit nourrissait l’infime minorité de l’élite qui remplit les livres de l’histoire : rois, officiels, soldats, prêtres, artistes et penseurs. L’histoire est une chose que fort peu de gens ont faite pendant que tous les autres labouraient les champs et portaient des seaux d’eau.
On voit ces inégalités – c’est-à-dire des problèmes économiques – comme la source des révolutions politiques, mais la cause la plus profonde est l’absence, chez les Sapiens, d’un instinct biologique pour la coopération de grande échelle. En effet, nous avons vécu en tribus pendant des millions d’années.
Les mythes nous ont permis de dépasser notre nature tribale et de constituer des réseaux de coopération de masse. Ainsi, les collectivités ont grandi de – 10 000 au 1er siècle avant J.-C., où sont apparus les premiers méga-empires (néo-assyrien, babylonien, perse), la Chine, et particulièrement l’Empire romain, fort de centaines de milliers de soldats. Les réseaux de coopération étaient généralement fondés sur l’oppression et l’exploitation.
Yuval Noah Harari cite 2 « manuels » de coopération :
- créé par le roi babylonien prétendant incarner la justice, le Code d’Hammurabi (env. -1760) a encadré un million de sujets en donnant une importance primordiale à la hiérarchie et il a servi de support à environ 300 jugements ;
- la déclaration d’indépendance des EUA (4 juillet 1776) proclame, à l’instar du Code d’Hammurabi, des principes universels et éternels de justice d’origine divine, mais elle vise l’égalité (et non pas la hiérarchie).
Seulement, les principes universels existent uniquement dans notre imagination !
L’égalité (qui est un mythe d’origine chrétienne), le droit, et la liberté n’ont pas de réalité en biologie. Le bonheur n’est pas mesurable – seul l’est le plaisir.
L’égalité n’est qu’une fiction qui nous permet de coopérer efficacement vers une société meilleure :
Dieu n’existe pas, disait Voltaire, mais ne le dites pas à mon valet, il me truciderait dans la nuit !
Seulement, l’ordre imaginaire est précaire, car la cohésion est un effort de chaque instant.
La foi est plus efficace que la violence pour la cohésion sociale :
Le prince Talleyrand, qui débuta sa carrière de caméléon sous Louis XVI, servit plus tard la Révolution et le régime napoléonien, avant de changer à nouveau d’allégeance et de terminer ses jours au service de la monarchie restaurée, résuma d’une formule des décennies d’expérience du pouvoir : « On peut tout faire avec des baïonnettes, sauf s’asseoir dessus. » Un prêtre seul fait souvent le travail d’une centaine de soldats – pour bien moins cher et beaucoup plus efficacement.
On pourrait croire que les élites manipulent la crédulité des peuples – or, elles doivent elles aussi croire en quelque chose, parce que les cyniques ne bâtissent pas d’empires.
Comment installer un ordre imaginaire ?
Tout d’abord, il ne faut JAMAIS admettre qu’il est imaginaire. Ensuite, il faut y éduquer les gens dès la naissance et intégrer les principes de l’ordre partout où c’est possible.
L’ordre imaginaire pénètre plus précisément dans 3 dimensions de nos vies :
- il s’incarne dans le monde matériel (par exemple, la chambre individuelle de l’enfant, ce qui n’existait pas chez la noblesse du Moyen Âge, révèle l’individualisme de l’ère moderne) ;
- il façonne nos désirs (par exemple, l’influence du romantisme nous entraîne à multiplier les expériences pour tirer le meilleur parti de notre potentiel humain) ;
- il structure notre imagination partagée, notre inconscient collectif pourrait-on dire.
Il est tout simplement indépassable :
Il n’y a pas moyen de sortir de l’ordre imaginaire. Quand nous abattons les murs de notre prison et courons vers la liberté, nous courons juste dans la cour plus spacieuse d’une prison plus grande.
Surcharge mémorielle
Les statistiques sont des informations cruciales pour les États, mais notre cerveau n’est pas adapté pour stocker ni pour traiter des chiffres.
Nous avons donc créé une technique pour y remédier, l’écriture. Yuval Noah Harari la définit comme « une méthode de stockage de l’information à travers des signes matériels ».
Malheureusement, les premiers textes d’histoire ne contiennent ni aperçus philosophiques, ni poésie, ni légendes, ni lois, ni même triomphes royaux. Ce sont de banals documents économiques enregistrant le paiement des taxes, l’accumulation des dettes et la propriété de tels ou tels biens.
Les Sumériens ont inventé une écriture partielle[14] entre 3 500 et 3 000 avant J.-C. Puis le contenu s’est diversifié avec les premières écritures complètes vers – 2 500. Étant donné que le système d’écriture était un instrument crucial pour l’administration, les systèmes qui ont prospéré (Sumer, hiéroglyphes égyptiens, Chine ancienne, empire inca) bénéficiaient de bonnes techniques d’archivage avec du personnel qualifié (scribes, bibliothécaires, comptables, etc.).
Mais c’étaient encore la mémoire humaine et la parole qui servaient respectivement à stocker et à transmettre l’information.
La Bible hébraïque, l’Iliade pour les Grecs, le Mahabharata hindou et le Tipitaka bouddhiste sont tous nés d’œuvres orales. Pendant de longues générations, ils se transmirent oralement et se seraient perpétués même si l’écriture n’avait jamais été inventée.
La diffusion de l’écriture n’a pas seulement transformé le monde matériel, elle a changé notre logiciel de pensée. Alors que le cerveau relie spontanément les choses par libre association, l’écrit nous entraîne à compartimenter les idées comme la bureaucratie compartimente ses objets.
Tel est précisément l’impact le plus important de l’écriture sur l’histoire humaine : elle a progressivement changé la façon dont les hommes pensent et voient le monde. Libre association et pensée holiste ont laissé la place au compartimentage et à la bureaucratie.
Inventés au IXe siècle avant J.-C., les chiffres dits « arabes »[15] sont devenus le langage dominant du monde. De surcroît, cette écriture mathématique a engendré le langage binaire à partir duquel fonctionnent nos ordinateurs.
Comment résumer la place que l’écriture a prise dans nos vies ?
Créée à l’origine pour assister notre mémoire, elle est devenue notre logiciel :
À sa naissance, l’écriture était la servante de la conscience humaine ; de plus en plus, elle en est la maîtresse.
L’intimité de l’écriture et de la pensée est une vérité bien connue des écrivains. Stephen King dit par exemple que l’écrit est « de la pensée filtrée ». Il faut bien penser pour bien écrire, c’est pourquoi l’écriture est un exercice d’amélioration de la pensée. Tenir un journal est par exemple une pratique spirituelle.
Il n’y a pas de justice dans l’histoire
Les inégalités des ordres imaginaires sont artificielles, mais le temps passant, nous nous mettons à croire qu’elles sont naturelles[16]. La hiérarchie économique, c’est-à-dire l’inégalité entre les riches et les pauvres, n’est pas plus naturelle que les autres.
Pour autant, aucune grande société n’a pu se passer de toute discrimination. Les groupes de Sapiens perçoivent tout mélange comme une pollution.
Nos hiérarchies sociopolitiques sont en général le fruit de circonstances historiques accidentelles – elles n’ont pas de base logique ou biologique. Par exemple, si les Américains ont élaboré une justification mythologique de l’esclavage, ils ont en réalité fait venir des esclaves africains tout simplement parce que c’était la meilleure solution économique[17].
Cette pratique a ensuite engendré un cercle vicieux entre l’échec économique et les préjugés culturels sur les Noirs américains :
De tels cercles vicieux peuvent durer des siècles, voire des millénaires, prolongeant une hiérarchie imaginaire née d’un événement historique aléatoire. Loin de s’atténuer, les discriminations injustes empirent souvent avec le temps. L’argent va à l’argent, la pauvreté entretient la pauvreté. L’éducation profite à l’éducation, l’ignorance perpétue l’ignorance. Les victimes de l’histoire ont toutes les chances d’être de nouveau victimisées. Et les privilégiés de l’histoire ont toutes les chances d’être à nouveau privilégiés.
De même, la femme a longtemps été, dans beaucoup de sociétés, la propriété de l’homme. C’est pourquoi le viol rentrait dans la catégorie de la violation de propriété dans beaucoup de systèmes juridiques : la victime n’était pas la femme, mais le mari ou le père.
Les sociétés associent à la masculinité et à la féminité une multitude d’attributs qui, pour la plupart, n’ont pas de base biologique solide. […] Comment distinguer ce qui est biologiquement déterminé de ce que l’on cherche simplement à justifier à travers des mythes biologiques ? « La biologie permet, la culture interdit » est une bonne règle empirique. La biologie est disposée à tolérer un très large spectre de possibles. C’est la culture qui oblige les individus à en explorer certains tout en en interdisant d’autres. La biologie permet aux femmes d’avoir des enfants, mais certaines cultures les obligent à réaliser cette possibilité. La biologie permet aux hommes de goûter ensemble aux joies du sexe : certaines cultures leur interdisent d’en profiter.
Pour Yuval Noah Harari, nous nous méprenons sur ce qui relève de la nature et ce qui relève de la culture. À ses yeux, rien de ce qui est possible n’est contre nature. La théologie chrétienne a infusé dans nos sociétés une conception finaliste de la nature. Or, l’évolution n’a pas de dessein. En particulier, les organes sexuels ne servent pas exclusivement à se reproduire – ils sont polyvalents – et les comportements sexuels sont très divers.
En termes d’identité sexuelle, la plupart des règles liées à la masculinité et à la féminité sont, elles aussi, des fictions issues de l’imagination humaine. Il faut bien distinguer le sexe, qui relève de la biologie, et le genre, qui est une création culturelle. Les stéréotypes de la masculinité et de la féminité font partie de la pression sociale qui s’exerce sur l’individu.
Historiquement, la plupart des sociétés humaines ont été patriarcales depuis la Révolution agricole, c’est-à-dire qu’elles étaient fondées sur l’idée que la valeur d’un homme est supérieure à celle d’une femme.
Comment expliquer que tant de cultures aient valorisé la virilité ?
On ne peut pas l’expliquer par la valorisation de la force musculaire, car celle-ci est plutôt l’attribut des classes inférieures, qui prennent en charge les tâches manuelles. Au contraire, nos sociétés valorisent la force intellectuelle, et c’est bien logique : réfléchir et coopérer est notre pouvoir ; c’est l’atout spécifique grâce auquel nous nous sommes imposés.
D’après une autre théorie, le patriarcat est une conséquence du contrôle des armées. Le hic, c’est que c’est l’intelligence stratégique, et non pas l’agressivité brute, qui est nécessaire pour mener la guerre. Seulement, malgré les stéréotypes sur les capacités de manipulation et d’empathie des femmes, ce sont les hommes qui dirigent.
D’après la théorie évolutionniste, le patriarcat a 2 origines :
- les hommes se concurrencent pour attirer les femmes, ce qui les pousse à rechercher le pouvoir ;
- les femmes dépendent d’eux pour protéger et élever leur progéniture.
Ces deux spécificités n’entraînent cependant pas le patriarcat de manière inéluctable. Chez les bonobos, par exemple, les femelles ont compensé leur dépendance en développant une capacité supérieure de coopération pour se liguer contre les mâles, de telle sorte qu’elles ont le pouvoir dans le groupe (c’est un matriarcat).
Bref, l’universalité et la stabilité du patriarcat restent un mystère. Ce qui est sûr, c’est qu’une révolution des rôles attachés aux genres s’est produite au XXe siècle.
Troisième partie de Sapiens : l’unification de l’humanité
La flèche de l’histoire
Comment définir la culture ?
C’est un réseau d’instincts artificiels qui permettent à des millions d’inconnus de coopérer efficacement.
Seulement, les croyances, les normes et les valeurs d’une culture sont en perpétuelle évolution. En outre, elles ne sont pas forcément cohérentes, à l’instar de la coexistence du pacifisme chrétien et de l’honneur chevalier dans l’Europe médiévale, ou encore de la tension entre l’égalité et la liberté dans le monde moderne. Mais ces incohérences font paradoxalement le dynamisme de la culture.
En regardant les millénaires avec un regard panoramique, on a l’impression d’une inexorable marche à l’unité de la culture. Après que la Terre a été une galaxie de communautés humaines isolées pendant le plus clair de l’histoire, nous la concevons aujourd’hui comme une seule unité. Alors que plusieurs milliers de mondes vivaient séparément en – 10 000, 90 % des hommes étaient concentrés dans le monde Asie – Europe – Afrique en 1450 (d’où la profondeur des liens culturels, politiques et économiques) – les 10 % restants ont été avalés lors des trois siècles suivants.
Nous continuons de parler de cultures « authentiques », mais si nous entendons par ce mot quelque chose qui s’est développé indépendamment, et qui consiste en traditions locales anciennes soustraites aux influences extérieures, il ne subsiste pas sur Terre de cultures authentiques. Au cours des derniers siècles, les influences mondiales ont changé toutes les cultures jusqu’à les rendre presque méconnaissables.
Même dans la cuisine « ethnique », les produits ne sont en réalité pas originaires du pays.
Au premier millénaire avant J.-C., l’idée d’un ordre universel a commencé à émerger pour remplacer la conception binaire de l’ordre social (« nous contre eux »). Cet ordre est à la fois économique (un seul marché avec les mêmes règles), impérial (une seule autorité politique), et religieux (une seule religion universelle : bouddhisme, christianisme, islam).
Cet idée a bénéficié de la grande puissance d’unification de l’argent :
Nous commençons par l’histoire du plus grand des conquérants : un conquérant fort d’une tolérance et d’une adaptabilité extrêmes, transformant ainsi les hommes en disciples ardents. Il s’agit de la monnaie. Les hommes qui ne croient pas au même dieu ni n’obéissent au même roi se montrent plus que disposés à utiliser la même monnaie.
L’odeur de l’argent
L’argent nous rend-il tolérants ?
On peut le penser. Après les guerres de religion du XIIIe siècle, par exemple, les musulmans utilisaient volontiers des pièces d’or chrétiennes, et les chrétiens des pièces d’or musulmanes.
C’est probablement le développement des communautés de Sapiens qui a rendu la monnaie nécessaire. Les chasseurs-cueilleurs pratiquaient le troc entre bandes, ils échangeaient des services, ils s’obligeaient les uns les autres ; mais la spécialisation qui accompagne la croissance des villes a rendu le troc impossible. Nous avons donc utilisé divers types de monnaies : coquillages, bétail, peau, sel, grains, perles, tissus et billets à ordre, cigarettes, etc. Aujourd’hui, 90 % de la monnaie est virtuelle.
La monnaie n’est pas seulement une innovation économique, c’est une révolution mentale.
En effet, elle nous a permis de faire 3 choses :
- convertir n’importe quel bien ou service en valeur, et ainsi pouvoir échanger n’importe lequel contre n’importe quel autre ;
- stocker durablement la valeur (en évitant la péremption) ;
- transporter la valeur.
La monnaie est, elle aussi, une construction psychologique :
La monnaie est donc un système de confiance mutuelle, et pas n’importe lequel : la monnaie est le système de confiance mutuelle le plus universel et le plus efficace qui ait jamais été imaginé.
Comme la confiance est cruciale pour que la monnaie fonctionne, celle-ci est un mécanisme à la fois économique et politique – d’où l’intrication entre les systèmes économique et politique pour la gérer.
Au départ, l’argent devait avoir une valeur intrinsèque pour créer la confiance. Les premières pièces sont apparues vers – 640 en Lydie. Elles avaient l’avantage d’incorporer une valeur exacte garantie par une autorité (d’où la gravité de la contrefaçon monétaire).
L’idée a ensuite fait du chemin : au Ier siècle, le denier romain était accepté jusqu’en Inde, et la confiance en cette monnaie était telle que les souverains locaux imitaient le portrait de l’empereur romain pour créer leur propre devise. Il existe désormais une seule zone monétaire pour le monde, grâce à l’or, l’argent, ainsi qu’aux devises qui inspirent confiance. Et la croyance partagée en la monnaie rend possible le commerce mondial.
La monnaie favorise également la tolérance :
Quoi qu’il en soit, la monnaie est aussi l’apogée de la tolérance. Elle est plus ouverte que la langue, les lois des États, les codes culturels, les croyances religieuses et les habitudes sociales. La monnaie est le seul système de confiance créé par l’homme qui puisse enjamber n’importe quel fossé culturel et qui ne fasse aucune discrimination sur la base de la religion, du genre, de la race, de l’âge ou de l’orientation sexuelle. Grâce à l’argent, même des gens qui ne se connaissent pas et ne se font pas confiance peuvent tout de même coopérer efficacement.
En revanche, les deux principes de la monnaie, la convertibilité et la confiance universelles, corrodent les valeurs traditionnelles telles que l’honneur, la loyauté, ou encore l’amour. Mais les communautés peuvent résister aux forces du marché, comme elles l’ont déjà fait maintes fois dans l’histoire.
Visions impériales
Les Romains pouvaient perdre bataille sur bataille, mais ils perdaient rarement la guerre.
Yuval Noah Harari donne l’exemple de Numance, une insignifiante insignifiante petite ville de montagne (Nord de l’Espagne actuelle) dont les guerriers, après avoir résisté, ont préféré se suicider plutôt que de se soumettre à Rome.
Numance symbolise certes l’héroïsme espagnol, mais…
- l’espagnol descend du latin ;
- les modèles artistiques espagnols sont gréco-romains ;
- les citoyens sont fidèles à l’Église catholique romaine ;
- le droit et le système politique espagnols dérivent du droit romain ;
- la cuisine et l’architecture espagnoles sont d’origine romaine ;
- l’histoire de Numance a été écrite par les historiens romains !
Aujourd’hui, la plupart des hommes parlent, pensent et rêvent dans des langues impériales.
Il n’y a pas de justice dans l’histoire. La plupart des cultures passées ont tôt ou tard été la proie des armées de quelque empire implacable, qui les ont vouées à l’oubli. Les empires finissent eux aussi par chuter, mais ils ont tendance à laisser derrière eux des héritages riches et durables. Les peuples du xxie siècle sont presque tous les rejetons d’un empire ou d’un autre.
Qu’est-ce qu’un empire ?
Yuval Noah Harari le définit par 2 caractéristiques :
- il comprend un nombre significatif de peuples distincts ;
- son appétit de conquête est potentiellement illimité.
On trouve toutefois des empires divers. Ils peuvent prendre plusieurs formes politiques ; ils ne naissent pas toujours de la conquête militaire (l’empire athénien était par exemple une ligue volontaire) ; leurs tailles ne sont pas forcément immenses.
D’un point de vue ethnique, les empires sont un des principaux facteurs de la forte réduction de la diversité humaine.
On leur reproche surtout 1° l’inefficacité de leur fonctionnement, et 2° l’injustice de leur organisation. Or, le premier reproche est historiquement faux et la tendance à l’assimilation invite à atténuer le second[18]. Si les empires se sont développés avec des méthodes brutales, leurs profits ont aussi engendré la philosophie, les arts, la justice et la charité. On peut même dire que l’ouverture et l’universalisme de l’idéologie impériale[19] ont corrigé la xénophobie qui est le fruit de notre évolution. Dans cette idéologie, l’humanité est une grande famille, avec des parents et des enfants.
Cette nouvelle vision impériale se transmit de Cyrus et des Perses à Alexandre le Grand, et de celui-ci aux rois hellénistiques, aux empereurs romains, aux califes musulmans, aux dynastes indiens et, pour finir, aux dirigeants soviétiques et aux Présidents américains.
Dans la mémoire historique chinoise, par exemple, les périodes impériales sont des âges d’or d’ordre et de justice.
Un empire a en effet des avantages évidents. Il facilite la circulation au sein de ses frontières des idées, des hommes, des marchandises et des techniques. Il en découle une tendance naturelle à la standardisation.
En outre, les élites impériales assument une responsabilité morale :
La plupart des élites impériales croyaient sérieusement travailler pour le bien-être général de tous les habitants de l’Empire. La classe dirigeante chinoise traitait les voisins de leur pays et ses sujets étrangers tels de misérables barbares à qui l’Empire devait apporter les avantages de la culture. Le Mandat céleste était accordé à l’empereur non pas pour exploiter le monde, mais pour éduquer l’humanité. Les Romains justifiaient eux aussi leur domination en affirmant qu’ils apportaient aux barbares paix, justice et raffinement. Les sauvages Teutons et les Gaulois peinturlurés avaient vécu dans la crasse et l’ignorance avant que les Romains ne les domptent par la loi, ne les lavent dans les bains publics et ne les améliorent par la philosophie. L’Empire maurya, au iiie siècle, pensait avoir pour mission de faire connaître les enseignements du Bouddha à un monde ignorant. Les califes musulmans reçurent d’Allah le mandat de propager la révélation du Prophète, pacifiquement si possible, mais si nécessaire par l’épée. Les empires espagnols et portugais protestaient que ce n’était pas les richesses qu’ils recherchaient dans les Indes et en Amérique ; ils voulaient convertir la population à la vraie foi. De même, jamais le soleil ne se couchait sur la mission britannique de répandre le double évangile du libéralisme et du libre-échange. Les Soviétiques s’estimaient tenus de faciliter l’inexorable marche historique du capitalisme vers l’utopique dictature du prolétariat. Pour beaucoup d’Américains, de nos jours, leur gouvernement a pour impératif moral d’apporter aux pays du Tiers Monde les avantages de la démocratie et des droits de l’homme, quand bien même cela passerait par les missiles de croisière et les F-16.
Dans les faits, la plupart des empires engendrent des civilisations hybrides qui puisent largement chez les peuples soumis (Rome chez la Grèce, par exemple). Ils n’acceptent pas ces peuples immédiatement, mais le temps fait son œuvre…
…au point que la réalité de l’assimilation sort des mémoires :
Après des siècles de pouvoir impérial, tous les sujets de Rome finirent par recevoir la citoyenneté romaine. Des non-Romains purent se hisser dans le corps des officiers des légions romaines et siéger au Sénat. En l’an 48, l’empereur Claude admit au Sénat plusieurs notables gaulois « unis à nous », déclara-t-il dans un discours, par leurs « coutumes, la culture et des liens matrimoniaux ». Par snobisme, des sénateurs protestèrent contre l’introduction de ces anciens ennemis au cœur du système politique romain. Claude leur rappela une vérité gênante. Leurs propres familles sénatoriales étaient pour la plupart issues de tribus italiennes qui avaient autrefois combattu Rome avant de se voir accorder la citoyenneté romaine. En fait, l’empereur ne manqua pas de leur rappeler que lui-même était d’ascendance sabine.
Autre preuve de l’influence impériale : la décolonisation s’est produite à partir des valeurs installées par les colonisateurs (les droits de l’homme, le socialisme, etc.).
En dézoomant, on peut identifier un « cycle impérial » :
- un peuple crée un empire ;
- il crée une culture impériale ;
- il acculture les peuples soumis ;
- les peuples soumis revendiquent l’égalité ;
- une nouvelle élite multiethnique émerge ;
- les peuples assimilés développent leur culture d’adoption.
Encore une fois, la pureté culturelle est une illusion, car il est impossible de retirer l’héritage impérial. Par exemple, l’héritage britannique (démocratie, langue anglaise, coutumes) fait partie intégrante de l’identité nationale indienne. Réussirait-on à supprimer l’influence impériale qu’on retomberait probablement sur un autre empire !
Au XXIe siècle, les enjeux écologiques et le recul des indépendances des États légitiment la perspective d’un empire mondial.
L’empire mondial qui se forge sous nos yeux n’a pas à sa tête un État ou un groupe ethnique particulier. Comme l’Empire romain finissant, il est dirigé par une élite multiethnique et uni par une culture et des intérêts communs. À travers le monde, de plus en plus d’entrepreneurs, d’ingénieurs, d’experts, de chercheurs, d’avocats et de managers sont appelés à rejoindre l’empire. À eux de se demander s’ils doivent répondre à l’appel impérial où rester loyaux envers leur État et leur peuple. Ils sont toujours plus nombreux à choisir l’empire.
La loi de la religion
Nous voyons aujourd’hui la religion comme une force de discrimination, mais elle a en réalité été le troisième grand unificateur du genre humain (avec l’empire et la monnaie).
Yuval Noah Harari la définit de la manière suivante :
La religion peut se définir comme un système de normes et de valeurs humaines fondé sur la croyance en l’existence d’un ordre surhumain.
Si on accepte cette définition, le football n’est pas une religion parce qu’on sait que c’est une invention humaine et parce que les règles religieuses ont une dimension morale.
Pour légitimer un ordre politique très large, une religion doit être :
- universelle : elle considère tous les hommes de la même manière ;
- missionnaire : elle veut tous les convertir.
De telles religions ont émergé au Ier siècle avant J.-C., avant lequel la plupart des religions anciennes étaient au contraire locales et exclusives.
La Révolution agricole a probablement entraîné une révolution religieuse. Alors que les chasseurs-cueilleurs ne différenciaient pas, semble-t-il, l’homme de l’animal, leurs descendants agriculteurs et cultivateurs se pensaient supérieurs aux animaux et aux plantes qu’ils manipulaient.
La mythologie ancienne est, pour une large part, un contrat par lequel les hommes promettent une dévotion éternelle aux dieux en échange de leur domination sur les plantes et les animaux.
Le passage de l’animisme au polythéisme s’explique probablement par l’agrandissement des réseaux de coopération. On peut alors concevoir (dans le polythéisme) qu’une loi unique régisse la totalité de l’univers : les différents dieux sont de petites forces qui partagent celle du principe suprême.
Mais surtout, le polythéisme fait reculer le dogmatisme :
Même quand ils se taillèrent des empires immenses, les polythéistes n’essayèrent pas de convertir leurs sujets. Les Égyptiens, les Romains et les Aztèques n’envoyèrent pas de missionnaires en terres étrangères propager le culte d’Osiris, de Jupiter ou d’Huitzilopochtli (la divinité en chef aztèque) et ne dépêchèrent certainement pas d’armées à cette fin.
Yuval Noah Harari met en regard le polythéisme romain avec le monothéisme chrétien. Rome exigeait seulement que les chrétiens respectent les dieux protecteurs de l’Empire, c’est-à-dire une loyauté politique. Dans les faits, les persécutions étaient limitées : quelques milliers de morts en 300 ans, contre des millions de morts dans les conflits entre chrétiens.
Les chrétiens, tout en insistant sur l’importance des bonnes actions, se sont par exemple rendus coupables du massacre de la Saint-Barthélemy :
Lors du massacre de la Saint-Barthélemy, entre 5 000 et 10 000 protestants trouvèrent la mort en moins de vingt-quatre heures. Quand le pape apprit la nouvelle à Rome, sa joie fut telle qu’il organisa des prières de liesse pour célébrer l’occasion et chargea Giorgio Vasari de faire une fresque du massacre dans une salle du Vatican (aujourd’hui inaccessible aux visiteurs[2]). Plus de chrétiens moururent de la main d’autres chrétiens au cours de ces vingt-quatre heures que sous l’Empire romain polythéiste tout au long de son existence.
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Le monothéisme se définit par l’amour pour un dieu en particulier.
On peut faire remonter ce type de religion à la tentative, par le pharaon Akhenaton, de faire d’Aton la principale divinité de l’Égypte en -1350. Le judaïsme était, pour sa part, une sorte de « monothéisme local ». Le monothéisme a percé avec le christianisme, une secte juive ésotérique, laquelle a ensuite été imitée par l’islam, une petite secte apparue dans la péninsule arabique au VIIe siècle. Il s’est ensuite diffusé partout dans le monde – hormis dans l’Est asiatique – au point que l’ordre mondial actuel repose sur des fondations monothéistes.
Les monothéismes sont nécessairement intolérants parce qu’ils veulent exterminer la concurrence (c’est l’envers de l’universalisme).
Pourtant, le polythéisme est revenu dans le monothéisme. Par exemple, les saints chrétiens sont souvent d’anciens dieux locaux. Il a aussi donné naissance à des dualismes[20] (le bien et le mal, Dieu et le diable), lesquels ont l’avantage d’expliquer facilement le mal et l’inconvénient d’expliquer difficilement l’ordre (qui, du bien ou du mal, a créé les lois ?).
Si le christianisme et l’islam ont « battu » les dualismes, ils en ont recyclé certaines idées. Ainsi, dans les deux religions, on croit à une force du mal puissante[21] ; on oppose le corps à l’esprit, le paradis à l’enfer.
En réalité, le monothéisme compile de nombreuses influences :
En fait, tel qu’il s’est manifesté dans l’histoire, le monothéisme est un kaléidoscope d’héritages monothéiste, dualiste, polythéiste et animiste qui ne cessent de se mélanger sous une même ombrelle divine. Le chrétien moyen croit au Dieu monothéiste, mais aussi au Diable dualiste, aux saints polythéistes et aux spectres animistes. Les spécialistes de la religion ont un nom pour désigner cette façon de professer en même temps des idées différentes, voire contradictoires, et de mêler des rituels et des pratiques tirés de différentes sources : le syncrétisme, qui pourrait bien être la seule grande religion universelle.
D’autres religions, dites « de la loi naturelle », évacuent les dieux de l’équation. Ces spiritualités se sont répandues en Afro-Asie au premier millénaire avant J.-C. : le jaïnisme, le bouddhisme, le taoïsme, le confucianisme, le stoïcisme, le cynisme, ou encore l’épicurisme.
Dans le bouddhisme (la spiritualité de Yuval Noah Harari), la figure centrale n’est pas un dieu, mais un homme, Siddhârta Gautama, dont l’intuition fondamentale est que le désir entraîne l’insatisfaction. La solution du Bouddha est d’expérimenter la réalité telle qu’elle est, dans son authenticité, afin d’éteindre le désir ; puis de suivre des règles éthiques pour prévenir sa résurgence.
Suivant la tradition bouddhiste, Gautama lui-même atteignit le nirvana et fut totalement délivré de la souffrance. Aussi est-il connu sous le nom de « Bouddha », qui veut dire « l’Éveillé ». Bouddha employa le reste de sa vie à expliquer ses découvertes aux autres, en sorte que tout le monde puisse se libérer de la souffrance. Il résuma sa doctrine en une seule loi : la souffrance naît du désir ; la seule façon de se délivrer de la souffrance est d’être pleinement libéré du désir, ce qui ne saurait se faire qu’en exerçant l’esprit à vivre la réalité telle qu’elle est.
Le bouddhisme a deux particularités : 1° il n’a pas supprimé les dieux nationaux, et 2° il promeut le culte de modèles de sagesse, les Boddhisattvas, des êtres éveillés qui aident les fidèles.
De nouvelles religions « de la loi naturelle » ont émergé à l’ère moderne : le libéralisme, le communisme, le capitalisme, le nationalisme et le nazisme.
Il ne faut pas se raconter d’histoires, le communisme était avant tout une religion :
Le communisme eut encore ses martyrs, ses guerres saintes et ses hérésies – le trotskisme, par exemple. Le communisme soviétique était une religion fanatique et missionnaire. Un communiste fervent ne pouvait être chrétien ni bouddhiste ; on attendait de lui qu’il propageât l’évangile de Marx et de Lénine, fût-ce au prix de sa vie.
Mais encore une fois, on ne peut pas tout appeler « religion » :
La religion est un système de normes et de valeurs humaines fondé sur la croyance en un ordre surhumain. La théorie de la relativité n’est pas une religion parce que – au moins jusqu’ici – il n’est pas de normes et de valeurs humaines qui se fondent sur elle. Le football n’est pas une religion parce que personne ne prétend que ses règles reflètent des édits surhumains. L’islam, le bouddhisme et le communisme sont tous des religions, parce que ce sont tous des systèmes de normes et de valeurs humaines fondés sur la croyance en un ordre surhumain.
En définitive, toutes les croyances modernes sont syncrétiques, c’est-à-dire qu’elles mélangent divers types de doctrines (animistes, polythéistes, monothéistes, philosophiques, etc.).
Tout le monde n’est pas perméable à l’illusion religieuse. Dans la perspective des humanistes, la nature unique de l’Homo sapiens est la chose la plus importante, celle qui détermine le sens de tout ce qui se passe dans l’univers.
On peut distinguer 3 courants humanistes :
- l’humanisme libéral : c’est un individualisme d’origine chrétienne qui déduit de la liberté et de l’éternité de l’âme individuelle l’existence de droits de l’homme (qui proscrivent, par exemple, les exécutions macabres qui avaient cours du temps de Molière et Shakespeare) ;
- l’humanisme socialiste : à partir de l’égalité monothéiste de toutes les âmes devant Dieu, il sacralise l’espèce Homo Sapiens dans son entièreté ;
- l’humanisme évolutionniste des nazis : c’est un racisme qui vise à protéger la race aryenne des mutations dont est susceptible l’humanité.
Si les recherches génétiques d’après la Seconde Guerre mondiale ont discrédité l’humanisme évolutionniste, celui-ci a encore influencé la politique de certains pays (les États-Unis ou l’Australie, par exemple) dans les années 1960-1970.
Mais surtout, il fait son retour à l’aube du IIIe millénaire :
Les hommes de science étudiant les rouages intérieurs de l’organisme humain n’ont pas trouvé d’âme. Ils sont de plus en plus enclins à soutenir que le comportement humain est déterminé par les hormones, les gènes et les synapses, plutôt que par le libre arbitre – par les mêmes forces qui déterminent le comportement des chimpanzés, des loups et des fourmis.
Le secret de la réussite
L’histoire ne suit pas des lois inéluctables.
Ainsi, les historiens peuvent dire comment le christianisme s’est emparé de l’Empire romain, mais pas pourquoi. Ce n’est pas parce qu’il y a une seule société mondiale qu’elle doit forcément prendre la forme qui prévaut actuellement. Rien ne prouve non plus que le bien-être des hommes s’améliorera de manière inexorable.
Une des règles d’airain de l’histoire est que ce qui paraît après coup inévitable était loin d’être évident à l’époque. […] c’est juste un hasard si la plupart des gens croient aujourd’hui au nationalisme, au capitalisme et aux droits de l’homme.
L’histoire est ce qu’on appelle un chaos « de niveau 2 », parce que les événements réagissent aux prédictions qui les concernent[22]. Par exemple, si une révolution est prévisible, le pouvoir peut s’adapter pour l’empêcher. Étudier l’histoire ne permet donc pas de prédire l’avenir – mais cela permet d’élargir son horizon.
Comment alors comprendre nos sociétés ?
On peut comparer nos paradigmes culturels à des parasites qui se transmettent d’hôte en hôte. La « mémétique » part du principe que l’évolution d’une culture repose sur la reproduction d’unités d’information culturelle[23], de la même manière que l’évolution organique repose sur la réplication des gènes. Cette thèse est en phase avec le courant postmoderne, qui considère que les discours sont la substance de la culture.
En dépit de notre arsenal intellectuel, on ignore pourquoi la Révolution scientifique a commencé vers 1500 en Europe occidentale.
Quatrième partie de Sapiens : la Révolution scientifique
La découverte de l’ignorance
Notre puissance a connu un essor phénoménal depuis 1500 : nous sommes 14 fois plus nombreux ; nous produisons 240 fois plus ; et nous consommons 115 fois plus d’énergie.
Comment expliquer notre exceptionnelle progression ?
Nous avons découvert la boucle de rétroaction de la Révolution scientifique : détenir le pouvoir permet de contrôler les ressources ; diriger les ressources vers la recherche permet en retour d’accroître son pouvoir.
Auparavant, le mécénat servait la préservation de l’ordre social, et non pas l’innovation.
La science moderne se distingue des traditions précédentes sur 3 points :
- elle part de l’ignorance et pratique le doute ;
- elle se sert de l’observation et des mathématiques ;
- elle acquiert de nouveaux pouvoirs en progressant.
SUR LA SCIENCE MODERNE
▶︎ Discours de la méthode, Descartes | Résumé détaillé
▶︎ La science selon Bacon
▶︎ L’esprit scientifique selon Bachelard
▶︎ La révolution scientifique selon Thomas Kuhn
▶︎ La falsification de Karl Popper
Les traditions anciennes partaient du principe qu’elles révélaient tout ce qu’il était important de savoir et que ce qu’elles ignoraient était forcément négligeable. Du coup, elles persécutaient les hommes qui osaient affirmer qu’elles passaient à côté de vérités cruciales.
La science moderne est une tradition de connaissance unique, dans la mesure où elle reconnaît franchement l’ignorance collective concernant les questions les plus importantes.
La science moderne repose sur la falsification :
Dans d’autres cas, les éléments de preuve disponibles corroborent si systématiquement des théories particulières que toutes les autres solutions ont été de longue date délaissées. Ces théories passent pour vraies, bien que tout le monde accepte que, si de nouveaux éléments apparaissaient en contradiction avec la théorie, il faudrait la réviser ou s’en débarrasser. La théorie de la tectonique des plaques ou la théorie de l’évolution en sont de bons exemples.
D’un côté, les scientifiques modernes s’appuient sur leurs prédécesseurs ; de l’autre, ils n’hésitent pas à remettre en cause leurs théories par l’observation.
Je crois qu’on peut dire les choses encore plus simplement : la science, c’est la méthode essai-erreur. Le scientifique teste des hypothèses ; et si elles se révèlent fausses, il les modifie ; puis il les teste à nouveau. Les tests sont la seule façon de garantir l’adéquation entre un énoncé et la réalité. Or, le doute est l’état d’esprit favorable à l’effort crucial de vérification. Pour creuser cette idée, intéressez-vous à la conception de la science de Karl Popper.
Le « problème » avec le logiciel de la science moderne, c’est que le doute s’étend à nos réalités imaginaires !
Nous avons trouvé 2 solutions pour les rendre compatibles :
- sacraliser une théorie « scientifique » (ex : le marxisme) ;
- tenir la science à l’écart de nos mythes partagés (c’est la solution de l’humanisme libéral).
Les mathématiques séparent la science et la religion, même s’il n’est pas possible d’exprimer tous les phénomènes biologiques, économiques, ou psychologiques sous forme d’équations. Les statistiques se sont surtout développées à partir de la naissance de l’assurance au XVIIIe siècle. De là, on a d’abord transposé les calculs de probabilité à la démographie ; puis à l’économie, à la sociologie, etc., jusqu’à la physique (en mécanique quantique).
Pendant la majeure partie de l’histoire, l’instruction était surtout littéraire et négligeait les mathématiques. Aujourd’hui, elles sont obligatoires, et le cursus de certaines sciences humaines inclut des cours de statistiques.
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Comme on ne peut pas être sûr à 100 % qu’une théorie est correcte, c’est l’utilité – et non pas la vérité – qui permet de tester la validité du savoir.
Savoir, c’est pouvoir. »
– Bacon, Novum Organum
Cette propriété explique l’intimité entre la science et la technologie, qui sont presque confondues. Noué au XVIIIe siècle, ce lien a engendré la logique de la Recherche & Développement (R&D).
En pratique, c’est la guerre qui oriente une bonne partie du développement technique de l’humanité. La technologie militaire ne constitue toutefois un avantage que depuis peu. Pendant longtemps, la logistique et la stratégie ont été plus importantes que la technique – c’est par son organisation, sa discipline et son immense réserve d’hommes que l’armée romaine dominait l’ennemi.
Du point de vue de la religion, les réussites scientifiques relèvent de l’hubris : c’est l’homme qui essaie de s’émanciper de ses propres limites. Ces réussites ont effectivement persuadé beaucoup de gens qu’aucun problème ne pourrait résister à la science moderne. Celle-ci voit toute question, qu’il s’agisse du climat ou de la pauvreté, dans sa dimension technique ; elle identifie des paramètres sur lesquels elle est capable d’intervenir. Par exemple, les filets de sécurité des systèmes économiques occidentaux ont rendu la pauvreté biologique[24] de plus en plus rare (on meurt plus d’obésité que de faim en Occident).
Les adeptes du progrès croient même que la mort est, elle aussi, un problème technique. En effet, la mortalité infantile a baissé et la médecine nous sauve aujourd’hui de tout un tas de maladies et de blessures qui, il y a encore quelques siècles, nous condamnaient à mort. La plupart des idéologies modernes ne parlent pas de la vie après la mort, sauf peut-être le nationalisme, qui fait de la mémoire collective un paradis.
Nous sommes désormais en quête de l’immortalité : c’est le « projet Gilgamesh », du nom du roi Gilgamesh d’Uruk qui, comme il réussissait tout, a essayé de « battre » la mort. Seulement… il a échoué : il a compris qu’elle est inévitable et il en a retiré une grande sagesse. On estime aujourd’hui qu’on sera capable de prolonger indéfiniment la vie de l’homme (en l’absence de traumatisme fatal) vers 2050.
On peut être optimiste, mais il ne faut pas oublier une réalité : le progrès de la science est très coûteux. Or, les investisseurs cherchent à atteindre des buts politique, économique ou religieux. Par exemple, les expéditions du XVIe siècle servaient à conquérir de nouvelles terres pour constituer des empires commerciaux ; la physique nucléaire a été financée dans les années 1940 pour créer des armes.
Le problème, c’est que la science ne choisit pas elle-même ses propres valeurs. Ce sont forcément la politique, l’économie ou la religion qui fixent ses priorités – elles seules sauront quoi faire des découvertes.
La science n’avance pas seule :
La boucle de rétroaction entre la science, l’empire et le capital, peut-on plaider, a été le principal moteur de l’histoire au cours des cinq cents dernières années.
Le mariage de la science et de l’Empire
Yuval Noah Harari raconte l’expédition de James Cook dans le Pacifique (1768), qui a jeté les bases de l’occupation britannique.
Voici ce qui est intéressant dans cet exemple :
- l’expédition a rapporté beaucoup de matériaux astronomiques, géographiques, météorologiques, botaniques, zoologiques, et anthropologiques au Royaume-Uni ;
- l’explorateur avait emporté une grande quantité de choucroute et il avait demandé aux marins de consommer beaucoup de fruits et légumes une fois à terre, si bien qu’aucun n’est mort du scorbut ;
- il a conquis les nouvelles terres par l’oppression raciale (par exemple, les indigènes ont totalement disparu de la Tasmanie) ;
- l’expédition était à la fois scientifique et militaire.
Le voyage de James Cook montre qu’il est difficile de séparer la Révolution scientifique de l’impérialisme moderne.
La domination de l’Europe a commencé avec le couple science – empire. Le continent n’est devenu une pépinière d’innovations militaires, politiques, économiques et culturelles importantes qu’à la fin du XVe siècle. Ensuite, le centre mondial du pouvoir ne s’est déplacé de l’Asie vers l’Europe qu’entre 1750 et 1850. En 1950, l’Europe occidentale et les États-Unis représentaient à eux deux plus de la moitié de la production mondiale, alors que la Chine était tombée à 5 %.
Aujourd’hui, bien plus qu’ils ne sont généralement prêts à le reconnaître, tous les êtres humains sont européens dans leur habillement, leurs pensées et leurs goûts. Ils peuvent bien être farouchement anti-européens dans leur rhétorique, presque toute la planète voit la politique, la médecine, la guerre et l’économie par les yeux des Européens, et écoute de la musique écrite sur des modes européens avec des paroles en langues européennes. Aujourd’hui encore, la foisonnante économie chinoise, qui pourrait retrouver sous peu la primauté mondiale, repose sur un modèle productif et financier européen.
À partir de 1850, la domination européenne repose sur le complexe militaro-scientifico-industriel (les armes, mais aussi la logistique et la médecine).
Pourquoi la Chine, l’Inde, la Perse, l’Égypte ou l’Empire ottoman n’ont-ils pas suivi ?
Ce qui leur manquait, c’étaient les valeurs, les mythes, l’appareil judiciaire et les structures sociopolitiques dont la formation et la maturation prirent des siècles en Occident, et qu’il était impossible de copier et d’intérioriser rapidement. La France et les États-Unis marchèrent aussitôt sur les brisées de la Grande-Bretagne parce que les Français et les Américains partageaient déjà les mythes et structures sociales britanniques les plus importants. Les Chinois et les Perses ne pouvaient aller aussi vite parce qu’ils pensaient et organisaient leurs sociétés différemment.
Il leur manquait le couple science – capitalisme.
L’Extrême-Orient et le monde islamique ont certes engendré des esprits brillants qui ont eu des intuitions scientifiques, mais ce sont les élites dirigeantes européennes qui y ont créé les disciplines scientifiques – et c’est en Europe qu’il y a eu des résultats comme la physique newtonienne ou la biologie darwinienne.
Le savant et le conquérant partagent le même esprit de conquête. Ainsi, l’impérialisme européen était également animé par l’accumulation de la connaissance. C’est la raison pour laquelle Napoléon a embarqué des égyptologues pour étudier les vestiges de l’ancienne Égypte et Darwin accompagné la marine impériale britannique sur le Beagle.
Les découvertes étaient conduites dans l’esprit de la science moderne. Aux XV et XVIes siècles, les Européens dessinaient des cartes avec de larges espaces vides – c’était avouer leur ignorance. Le continent découvert par Colomb a reçu le nom d’« Amérique » parce que c’est l’italien Amerigo Vespucci qui a reconnu que c’était un continent inconnu des Écritures, des géographes antiques, et des Européens contemporains.
Les Britanniques ont tout particulièrement incarné cet esprit : ils ont cartographié précisément l’Inde ; ils ont compris l’écriture cunéiforme, et c’est un juge de la Cour suprême du Bengale, William Jones, qui a mis en évidence la racine commune des langues indo-européennes.
Les expéditions impériales européennes transformèrent l’histoire du monde : une série d’histoires de peuples et de cultures isolés laissa place à l’histoire d’une seule et unique société humaine intégrée.
Les Européens ont dominé sans partage pendant trois siècles en Amérique, en Océanie et dans l’Atlantique et le Pacifique.
Autrefois, les empires ne s’intéressaient pas aux terres lointaines et inconnues – leur ambition de conquête se portait exclusivement sur leurs environs immédiats. Quand Cortés a débarqué au centre du Mexique (actuel) en 1519, les Aztèques croyaient dominer le monde entier alors qu’ils ne s’étaient jamais aventurés loin. De même, les Asiatiques et les Africains n’ont jamais essayé d’envahir l’Amérique. Ce n’est qu’au XXe siècle que les cultures non européennes ont adopté une vision globale, comme en témoigne le soutien mondial dont ont bénéficié l’Algérie et le Vietnam.
Comme le progrès technologique, l’impérialisme européen illustre la relation entre le savoir et le pouvoir :
Les empires européens croyaient que, pour gouverner efficacement, ils devaient connaître les langues et les cultures de leurs sujets. Les officiers britanniques arrivant en Inde étaient censés passer jusqu’à trois ans dans un collège de Calcutta, où ils étudiaient le droit hindou et musulman en même temps que le droit anglais ; le sanskrit, l’ourdou, le persan en plus du grec et du latin ; ainsi que les cultures tamoul, bengali et hindoustani parallèlement aux mathématiques, à l’économie et à la géographie. L’étude de la linguistique fut d’une aide inestimable pour comprendre la structure et la grammaire des langues locales. […] les conquérants européens connaissaient fort bien leurs empires. Bien mieux, en vérité, que les conquérants passés, voire que la population indigène elle-même. Leur connaissance supérieure avait des avantages pratiques évidents. Sans ce savoir, il est peu probable qu’un nombre ridiculement petit de Britanniques auraient réussi à gouverner, opprimer et exploiter deux siècles durant des centaines de millions d’Indiens. Tout au long des xixe et xxe siècles, moins de 5 000 fonctionnaires, entre 40 000 et 70 000 soldats et peut-être 100 000 autres Britanniques – hommes d’affaires, parasites, femmes et enfants – suffirent à conquérir et à gouverner jusqu’à 300 millions d’Indiens.
L’accumulation du savoir permettait aussi de justifier la « mission civilisatrice » des colonisateurs[25]. Aujourd’hui, le « culturalisme » a remplacé le racisme : on essentialise des différences culturelles pour ne pas parler de race.
Pour Yuval Noah Harari, il faut voir les deux côtés de l’impérialisme européen : les empires coloniaux ont commis des crimes, mais ils ont aussi réalisé de bonnes choses.
Derrière le couple de l’empire et de la science, il y a… le capitalisme.
Le credo capitaliste
Yuval Noah Harari reprend l’analyse historique de la croissance qu’on retrouve dans tous les manuels d’économie[26] :
Pendant la majeure partie de l’histoire, l’économie a gardé largement la même taille. Certes, la production mondiale s’est accrue, mais cette croissance fut essentiellement l’effet de l’expansion démographique et de la colonisation de terres nouvelles. Tout cela changea cependant à l’époque moderne. En 1500, la production mondiale de biens et de services se situait autour de 250 milliards de dollars ; aujourd’hui, elle tourne autour de 60 billions de dollars. Qui plus est, en 1500, la production annuelle moyenne par tête était de 550 dollars, alors qu’aujourd’hui chaque homme, chaque femme et chaque enfant produit en moyenne 8 800 dollars par an.
Comment expliquer le développement économique ?
Nous le devons sans doute à la création du crédit. Ce mécanisme nous permet de construire le présent en misant sur le fait que nos ressources futures seront à coup sûr plus abondantes que nos ressources présentes. Il révèle le lien entre l’esprit d’entreprise et l’ascension sociale. Toutefois, les hommes en ont tiré profit assez tard. Ils voyaient en l’économie un jeu à somme nulle et diabolisaient la richesse. Aujourd’hui, nous croyons au contraire que la taille du gâteau peut augmenter.
Le crédit a cependant l’inconvénient de rendre l’activité économique dépendante de la psychologie humaine :
- la rareté du crédit enclenche un cercle vicieux : il ralentit la croissance, ce qui mine la confiance dans l’avenir et décourage encore davantage les prêteurs ;
- l’abondance du crédit enclenche au contraire un cercle vertueux : il stimule la croissance, ce qui rend les prêteurs optimistes et donc encore plus prompts à accorder des crédits.
Le capitalisme repose sur l’idée que la poursuite de l’intérêt (égoïste) individuel bénéficie paradoxalement à la société dans son ensemble.
Adam Smith explique dans La Richesse des nations que l’entrepreneur peut employer le profit inutilisé pour embaucher plus de travailleurs à l’aider à faire grossir le gâteau. Tout le monde est donc gagnant : l’égoïsme a un effet altruiste. Cette idée devenue banale était révolutionnaire à l’époque.
La richesse serait donc morale :
Les riches sont en conséquence les membres les plus utiles et les plus bienfaisants de la société, parce qu’ils font tourner les roues de la croissance à l’avantage de tous.
L’éthique capitaliste distingue plus précisément le capital de la richesse. Quand l’éthique du Moyen Âge commandait, elle, d’être généreux, de consommer le profit de manière ostentatoire, le credo capitaliste est qu’il faut réinvestir les profits dans la production. Ce nouvel état d’esprit s’est diffusé dans les classes inférieures et dans l’État. Alors que les sociétés chinoise, indienne et musulmanes méprisaient la pensée mercantile, les marchands et les banquiers sont progressivement devenus l’élite dirigeante de l’Europe.
Le capitalisme n’a pas changé seulement l’économie, il a pris l’ampleur d’« une nouvelle religion » qui détermine les valeurs de la société tout entière. En particulier, il oriente la science, laquelle rend possible la croissance illimitée[27].
En pratique, le droit commercial et la finance se sont développés pour limiter le risque des conquêtes. Après que l’Espagne a été dominante au XVIe siècle, la Hollande a pris sa place grâce à l’impulsion que le crédit donnait à son économie ; à sa rigueur culturelle ; et à la protection juridique qu’elle accordait au droit de propriété.
Le roi d’Espagne a dilapidé le capital de confiance des investisseurs au moment même où les marchands hollandais gagnaient leur confiance. Et ce sont les marchands hollandais, non pas l’État hollandais, qui ont construit l’Empire hollandais. Le roi d’Espagne n’eut de cesse de financer et maintenir ses conquêtes en levant des impôts impopulaires. Les marchands hollandais financèrent la conquête en empruntant, et de plus en plus aussi en vendant des parts dans leurs compagnies qui permettaient aux détenteurs de toucher une portion des profits. Des investisseurs prudents qui n’auraient jamais donné leur argent au roi d’Espagne, et qui auraient réfléchi à deux fois avant de faire crédit au gouvernement hollandais se firent une joie d’investir des fortunes dans les compagnies par actions hollandaises, qui furent le pivot du nouvel empire.
La France et l’Angleterre se sont ensuite imposées au XVIIIe siècle. Cependant, c’est surtout la seconde qui a gagné la confiance du système financier en imitant un peu le modèle hollandais, tandis que la première s’est signalée par son laxisme (l’endettement royal sera d’ailleurs une cause majeure de la Révolution française). La réputation de l’emprunteur ne dépend pas uniquement de sa richesse.
Si la liberté économique est une force puissante, le marché a besoin de l’État pour instaurer et garantir les règles nécessaires au bon déroulement des échanges (par exemple, l’interdiction du vol ou de la triche).
D’autres problèmes surviennent encore. Sur le plan économique, la concurrence crée de l’insécurité pour les travailleurs, parce que la diversité des entreprises disparaît progressivement, jusqu’au monopole. Sur le plan moral, la recherche du profit se passe de l’éthique, ainsi qu’en témoignent les crimes du capitalisme : la traite négrière, l’exploitation brutale du Congo par la Belgique, le travail des enfants dans les usines, etc. Plus grave encore, les États agissent parfois sur ordre du grand capital, comme ce fut par exemple le cas avec la guerre de l’Opium.
De même que la Révolution agricole, la croissance de l’économie moderne pourrait bien apparaître comme une colossale imposture. L’espèce humaine et l’économie mondiale peuvent poursuivre leur croissance, cela n’empêche pas que beaucoup vivent dans la faim et le besoin.
Les capitalistes ont toutefois des arguments :
- le communisme n’a pas fait mieux ;
- la croissance du gâteau profite aux plus démunis.
Les rouages de l’industrie
Nos matières premières sont certes des ressources finies, mais nous trouvons des manières plus efficientes de les exploiter et nous découvrons de nouvelles énergies et de nouveaux matériaux (dans l’industrie automobile, par exemple).
Pendant longtemps, seul notre corps était capable de convertir l’énergie (on peut dire que tout le monde marchait à l’énergie solaire).
Presque tout ce que les hommes ont accompli dans l’histoire s’est fait avec l’énergie solaire captée par les plantes et transformée en force musculaire.
Quel était donc l’enjeu de l’industrie ? Convertir la chaleur en mouvement.
Les premières machines à vapeur faisaient bouillir l’eau pour mouvoir des pistons. Elles ont d’abord servi dans les mines anglaises au XVIIIe siècle ; puis on les a adaptées aux métiers à tisser ; et enfin aux trains au début du XIXe.
Nos moteurs à combustion (qui utilisent du pétrole) sont aujourd’hui bien plus puissants. L’électricité, qui s’est imposée partout, les remplace progressivement. Enfin, nous avons aussi cherché à convertir l’énergie des atomes grâce aux travaux d’Einstein.
Il reste une quantité inépuisable d’énergie disponible (solaire, nucléaire, gravitationnelle, etc.), mais nous ne savons pas encore l’extraire. Les sources et leur valeur économique changent au cours de l’histoire. Par exemple, l’aluminium était plus cher que l’or lorsqu’il a été découvert en 1820, sous Napoléon – il est aujourd’hui jetable.
En outre, l’évolution de l’industrie a également révolutionné l’agriculture. Nous avons désormais affaire à une « industrie agroalimentaire ». Celle-ci prend les animaux pour des machines alors que ce sont des êtres vivants avec un univers émotionnel complexe. Yuval Noah Harari cite l’expérience de Harlow (années 1950), dite « de privation maternelle », qui a montré la force du besoin de lien émotionnel chez les singes, et plus généralement chez les mammifères.
Telle est la leçon de base de la psychologie de l’évolution : un besoin qui s’est formé à l’état sauvage continue d’être ressenti subjectivement même s’il n’est plus vraiment nécessaire à la survie et à la reproduction dans les fermes industrielles. La tragédie de l’agriculture industrielle est qu’elle prend grand soin des besoins objectifs des animaux tout en négligeant leurs besoins subjectifs.
En rendant l’agriculture très productive, l’industrie lui a « piqué » sa main d’œuvre, car les paysans sont devenus des ouvriers à partir de la Révolution industrielle.
Cette révolution a eu une autre conséquence exceptionnelle : l’offre est désormais supérieure à la demande, l’abondance a remplacé la rareté.
C’est cette configuration inédite qui explique l’apparition de l’éthique du consumérisme :
Tout au long de l’histoire, la plupart des gens ont vécu dans la rareté. Leur mot d’ordre était la frugalité. Les puritains et les spartiates avec leur éthique austère n’en sont que deux exemples célèbres. Une bonne personne évitait le luxe, ne gaspillait jamais la nourriture, et rapiéçait les pantalons déchirés au lieu d’en acheter des neufs. Seuls les rois et les nobles s’autorisaient à renoncer publiquement à ces valeurs pour étaler leurs richesses avec ostentation.
La frugalité passe désormais pour une forme d’oppression dans la société de consommation.
Le shopping est devenu un passe-temps favori, et les biens de consommation sont désormais des médiateurs essentiels dans les relations entre membres de la famille, époux et amis.
Les préférences et les comportements associés à la richesse et à la pauvreté ont changé. Par exemple, ce sont désormais les pauvres qui sont obèses. Le riche ne dépense pas non plus son argent de la même manière : il investit, tandis que le pauvre achète.
Le consumérisme est terriblement puissant, déplore Yuval Noah Harari.
L’histoire de l’éthique est la triste histoire de merveilleux idéaux que personne ne saurait atteindre. La plupart des chrétiens n’imitent pas le Christ, la plupart des bouddhistes sont incapables de suivre Bouddha, et la plupart des confucéens auraient provoqué une crise de rage chez Confucius. À l’opposé, la plupart des gens, aujourd’hui, n’ont aucun mal à se hisser à la hauteur de l’idéal capitalistico-consumériste. La nouvelle éthique promet le paradis à condition que les riches restent cupides et passent leur temps à se faire du fric, et que les masses lâchent la bride à leurs envies et à leurs passions, et achètent de plus en plus. C’est la première religion de l’histoire dont les adeptes font vraiment ce qu’on leur demande de faire. Mais comment savons-nous que nous aurons vraiment le paradis en retour ? Nous l’avons vu à la télévision.
Une révolution permanente
Comment établir que nous avons pris possession du monde ?
La disparition des espèces sauvages.
Pour autant, le bouleversement écologique n’est pas une « destruction de la nature ». La nature ne saurait être détruite : elle évolue en permanence ; certaines espèces disparaissent (les dinosaures, par exemple), quand d’autres prospèrent (les rats). Il est donc prématuré, en particulier, de croire que l’espèce humaine est en voie d’extinction.
Notre rapport au temps est également révélateur de notre rapport au monde. Autrefois, c’étaient les cycles du soleil et des plantes qui rythmaient l’agriculture ; puis la mesure précise du temps qui caractérise la méthode industrielle s’est propagée dans toute la société. En 1880, le gouvernement britannique a imposé à tout le pays de se régler sur l’heure de Greenwich. Aujourd’hui, l’heure est indiquée partout et nous mesurons précisément nos activités.
Je me chronomètre moi-même alors que j’écris cet article. Comme je le dis aux élèves que j’accompagne, il faut maîtriser son temps pour maîtriser son destin. C’est valable à l’échelle micro (la minute, l’heure, la journée, etc.) comme à l’échelle macro (le mois, l’année, etc.). Pourquoi faire cet effort ? Parce qu’il découle de la conscience claire et précise de notre sort : notre vie a une durée limitée ; notre temps est une ressource non renouvelable, il est ce que nous avons de plus précieux. Nous devons donc le dépenser avec soin.
La Révolution industrielle a aussi révolutionné l’organisation sociale.
Ce sont désormais l’État et le marché qui remplissent les fonctions de la famille et de la communauté locale. Au Moyen Âge, en effet, elles pourvoyaient à la plupart des besoins humains. Il s’agissait d’une économie de faveurs qui ne fonctionne pas selon les lois de l’offre et de la demande.
L’État-providence était matériellement impossible (étant donné les difficultés de transport et de communication, notamment), donc les rois restaient à l’écart des affaires quotidiennes des familles et des villages. Par exemple, l’Empire ottoman autorisait les vendettas familiales, ou encore l’Empire chinois des Ming (1368-1644) abandonnait la collecte des impôts aux anciens de la communauté.
En vérité, bien des royaumes et des empires étaient à peine plus que des formes de racket et de protection.
Toutefois, les familles et les communautés pouvaient être aussi oppressives que les États et les marchés modernes. Ceux qui perdaient ou fuyaient leur famille devenaient serviteurs, soldats ou prostituées.
Plus fondamentalement, pour que l’État et le marché s’imposent, nous avons dû changer de logiciel mental. Ils ont brisé le pouvoir de la famille et de la communauté en nous considérant comme des individus capables de jouir de leurs droits indépendamment de leur cercle social. Les femmes, tout particulièrement, ne sont plus considérées comme la propriété de la famille ou de la communauté.
C’est désormais l’individualisme qui règne :
Dans bien des cas, les marchés exploitent les individus, et les États emploient leurs armées, leurs forces de police et leurs bureaucraties pour persécuter les individus au lieu de les défendre. Que ce deal marche, fût-ce imparfaitement, ne laisse pas d’étonner tant il fait violence à d’innombrables générations d’arrangements sociaux humains. Des millions d’années d’évolution nous ont modelés pour vivre et penser en membres d’une communauté. Il aura suffi de deux petits siècles pour faire de nous des individus aliénés. Rien n’atteste mieux l’impressionnant pouvoir de la culture.
Des pans entiers de nos vies sont passés à l’État ou au marché.
Notre vie affective et sexuelle obéit désormais à une loi de l’offre et de la demande, comme le décrit par exemple Michel Houellebecq. Auparavant sacrée, l’autorité parentale est dorénavant limitée par l’intervention de l’État.
Les deux forces de notre monde moderne créent le lien social en encourageant de nouvelles communautés, la nation et la tribu des consommateurs. Le problème, c’est que ces communautés sont… des réalités imaginaires ! Leurs membres ne se connaissent pas réellement : ils partagent certes des choses – en vertu de quoi leur communauté n’est pas un mensonge – mais ils n’interagissent pas et ils ne sont pas non plus dépendants au même degré que les membres d’une famille ou d’un village.
La plupart des nations existantes sont apparues après la Révolution industrielle. Or, le sentiment d’appartenance n’était pas, au départ, comparable à celui qui attachait l’individu à sa famille et à sa communauté locale.
Les nations syrienne, libanaise, jordanienne et irakienne sont le produit de frontières aléatoires tracées dans le sable par des diplomates français et britanniques ignorant l’histoire, la géographie et l’économie locales.
La consommation crée elle aussi un sentiment d’appartenance. Les supporters des clubs de foot, les végétariens et les écolos se définissent par ce qu’ils consomment.
Structuré par l’État et le marché, l’ordre social moderne est bien plus dynamique et malléable, au point que le mot même d’« ordre », qui présuppose stabilité et continuité, ne semble plus adéquat pour qualifier l’organisation de la vie collective. Qu’on écoute les hommes politiques : ils promettent toujours la réforme !
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Si l’histoire s’accélère, la violence a décliné au global :
Les chiffres pour 2002 sont encore plus surprenants. Sur 57 millions de morts, 172 000 seulement sont morts de la guerre et 569 000 de crimes violents, soit un total de 741 000 victimes de violences humaines, pour 873 000 suicides. Le fait est que l’année qui suivit les attentats du 11 septembre, et malgré tout ce qu’on a pu dire du terrorisme et de la guerre, l’homme de la rue risquait moins de se faire tuer par un terroriste, un soldat ou un trafiquant de drogue que de mourir de sa propre main.
Or, le déclin de la violence est largement le fait de l’État. Les communautés locales étaient beaucoup plus violentes : on comptait entre 20 et 40 assassinats pour 100 000 habitants dans l’Europe du Moyen Âge, contre 1 pour 100 000 aujourd’hui (soit une division par 20 à 40). Autre exemple : entre un quart et la moitié des indigènes de la forêt amazonienne meurent tôt ou tard dans des conflits violents pour des questions de propriété, de femmes ou de prestige.
Cette évolution confirme la fameuse définition de l’État de Max Weber par le monopole de la violence physique légitime. On peut en effet considérer qu’un État est la moins mauvaise solution pour empêcher la société de sombrer dans le chaos à cause de la concurrence pour l’autorité. Je dis parfois pour expliquer l’idée de Weber que l’État est « la seule mafia autorisée », parce que les mafias « offrent » – c’est une offre qu’on ne peut pas refuser – leur protection en échange d’une contribution (qu’elles déterminent unilatéralement).
Quant à la violence globale, le retrait anticipé et pacifique des empires depuis 1945 l’a réduite. On ne conquiert plus, on n’engloutit plus d’État ; les guerres sont limitées et ponctuelles. Le XXe siècle a été violent jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, mais plutôt pacifique après – la Troisième Guerre mondiale n’a toujours pas éclaté.
La guerre à l’ancienne n’est plus imaginable dans beaucoup de pays :
- les armes nucléaires ont transformé une éventuelle guerre de superpuissances en suicide collectif ;
- on ne conquiert plus la richesse moderne (capital humain, savoir-faire organisationnel) par la force ;
- la paix est plus rentable ;
- l’élite mondiale est pacifique ;
- les pays ne sont plus assez indépendants pour que les dirigeants déclenchent une guerre de leur propre chef.
Ces raisons laissent au contraire imaginer la création d’un empire mondial qui impose la paix à l’intérieur de ses propres frontières.
Et ils vécurent heureux
Les historiens négligent la question du bonheur. La plupart des livres d’histoire ne disent rien sur le satisfaction et la souffrance des individus.
Dans l’approche courante, on part du principe qu’en étant capables de plus de choses, nous soulageons nos misères et nous comblons nos aspirations. Seulement, nos capacités collectives ne reflètent pas l’évolution des sorts individuels.
Ne faisons-nous pas fausse route ?
L’évolution a adapté nos esprits et nos corps à la vie des chasseurs-cueilleurs. La transition agricole, puis industrielle, nous a condamnés à une vie contre nature où nos inclinations et instincts naturels ne sauraient s’exprimer pleinement, et où nos envies les plus profondes ne sauraient donc trouver satisfaction. Rien, dans le confort de la vie bourgeoise urbaine, ne saurait approcher l’excitation sauvage et la joie pure d’une bande de fourrageurs amateurs de mammouths qui ont fait bonne chasse. Chaque invention nouvelle nous éloigne un peu plus du jardin d’Éden.
On peut aussi reprocher à la vie moderne d’appauvrir le monde de nos sens et de nous rendre incapables de goûter le moment présent en nous donnant trop de choix. Mais on doit reconnaître ses avantages : les progrès de la médecine, la réduction de la violence (à toutes les échelles), la disparition des famines. Seulement, ces bienfaits sont encore très récents – les choses peuvent dégénérer – et nous les avons obtenus aux dépens des autres animaux.
Comment définir le bonheur ?
C’est un bien-être subjectif. On le mesure donc avec des questionnaires où il faut répondre par des notes de 0 à 10.
Voici les conclusions des enquêtes :
- l’argent fait le bonheur jusqu’à un certain point;
- la maladie rend malheureux à court terme si elle ne s’accompagne pas d’une douleur permanente et débilitante ;
- la famille et la communauté sont plus importantes que l’argent et la santé ;
- un mariage réussi rend très heureux, un mariage raté rend misérable.
Par conséquent, on peut faire l’hypothèse que, ces deux derniers siècles, l’effondrement de la famille et de la communauté locale a annulé l’immense amélioration des conditions matérielles. Nous avons perdu la profondeur des relations amicales de l’Âge de pierre, où l’intimité reposait sur la survie : nous chassions ensemble, nous voyagions ensemble, nous prenions soin les uns des autres, etc.
La recherche moderne arrive aux mêmes conclusions que les Anciens : les attentes subjectives sont cruciales, c’est-à-dire que, pour être heureux, nous devons être capables de nous contenter de ce que nous avons.
Nous, modernes, avons à notre disposition tout un arsenal de tranquillisants et d’analgésiques, mais nos attentes en matière d’aises et de plaisir, et notre intolérance à toute forme de gêne ou d’inconfort, ont pris tant d’ampleur que nous pouvons bien souffrir de la douleur plus que n’en ont jamais souffert nos ancêtres.
Les paysans du Moyen Âge passaient des mois sans se laver et ne changeaient pour ainsi dire jamais d’habits !
À mes yeux, les philosophes de l’Antiquité avaient déjà résolu la question du bonheur individuel. Toutes les doctrines de l’époque, à l’exception de l’hédonisme, prescrivent la même chose : façonner l’intérieur, c’est-à-dire son âme, pour le rendre indépendant de l’extérieur. Ce message très ancien a été répété d’innombrables fois, sous d’innombrables formes, et pourtant nous cédons toujours aux mêmes illusions. C’est peut-être même pire dans la société moderne, dont les prodiges focalisent notre attention sur l’extérieur.
Cet exemple montre que notre niveau de bonheur dépend des modèles auxquels nous nous comparons. Pour sûr, nous sommes mieux lotis que les paysans du Moyen Âge ; mais par rapport aux stars modernes qui paradent sur Instagram ? Et par rapport aux habitants du Tiers Monde ?
Nos comparaisons révèlent la dimension biologique du bonheur :
Pour les biologistes, notre univers mental et émotionnel est régi par des mécanismes biochimiques façonnés au fil des millions d’années de l’évolution. Comme tous les autres états mentaux, notre bien-être subjectif n’est pas déterminé par des paramètres extérieurs tels que le salaire, les relations sociales ou les droits politiques, mais par un système complexe de nerfs, de neurones, de synapses et de diverses substances biochimiques comme la sérotonine, la dopamine et l’ocytocine.
Dans cette perspective, ce ne sont pas les variations de bonheur qui sont importantes, mais le niveau fixe auquel l’esprit retourne une fois l’effet des stimuli estompé. Bien sûr, nous ne sommes pas égaux : certains cerveaux semblent permettre un niveau supérieur de bonheur, d’autres un niveau inférieur.
Les événements changent certes les stimuli externes responsables de la sécrétion de sérotonine, mais pas LES NIVEAUX de sérotonine :
Comparez un paysan français du Moyen Âge à un banquier parisien moderne. Le paysan vivait dans un gourbi sans chauffage qui donnait sur la porcherie ; le banquier loge dans un luxueux penthouse pourvu des gadgets les plus récents et avec vue sur les Champs-Élysées. Intuitivement, on s’attendrait à ce que le banquier soit beaucoup plus heureux que le paysan. Or, gourbis, penthouses ou Champs-Élysées ne déterminent pas vraiment notre humeur, la sérotonine, si. Quand le paysan du Moyen Âge acheva la construction de son gourbi, ses neurones secrétèrent de la sérotonine, la portant au niveau X. Quand, en 2013, le banquier paya la dernière échéance de son merveilleux penthouse, ses neurones secrétèrent une même dose de sérotonine, la portant à un même niveau X. Le cerveau n’a pas conscience que le penthouse est bien plus confortable que le gourbi. La seule chose qui importe, c’est que la sérotonine est maintenant au niveau X. En conséquence, le banquier ne serait pas un iota plus heureux que son quadrisaïeul, le paysan pauvre du Moyen Âge.
L’histoire ne nous rend donc pas plus heureux. Ni la Révolution française ni la moindre réforme ne relèvent les niveaux de sérotonine. La vision biochimique du bonheur confirme le slogan New Age « Le bonheur commence avec soi. », ou encore la stimulation artificielle du bonheur imaginée dans Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley.
Sommes-nous cependant prisonniers de la dimension biochimique du bonheur ?
Nous pourrions la dépasser en trouvant une raison de vivre, en donnant à notre vie un sens en vertu duquel elle vaut la peine d’être vécue. Peut-être nos ancêtres chasseurs-cueilleurs ou du Moyen-Âge avaient-ils plus de sens dans leur existence.
Celui qui a une raison de vivre peut endurer n’importe quelle épreuve ou presque.
– Nietzsche
Mais ne nous leurrons pas : le sens est une illusion ! Nous sommes le fruit de processus évolutifs aveugles qui n’ont ni fin ni but.
Comment alors être heureux ?
Peut-être suffit-il de synchroniser ses illusions personnelles avec les illusions collectives dominantes.
Suis-je le seul juge de mon propre bonheur ?
On peut être d’accord avec Rousseau lorsqu’il écrit que « tout ce que je sens être bon est bon ; tout ce que je sens être mauvais est mauvais ». Seulement, la plupart des religions et des idéologies ont déclaré tout au long de l’histoire qu’il existe des étalons objectifs du bien, du beau et de ce qui devrait être. La théorie du gène égoïste les rejoint sur ce point : l’individu privilégie en dernière instance ce qui est bon pour la reproduction de ses gènes, même si ce n’est pas bon pour lui à titre individuel.
Yuval Noah Harari termine ce chapitre en évoquant sa propre solution, le bouddhisme. D’après cette philosophie, la racine du malheur se trouve dans l’incessante quête de sensations éphémères. Nous devons donc cesser de courir après les objectifs extérieurs du bonheur, mais aussi après les sentiments intérieurs. Se libérer de ses illusions sur le bonheur demande de connaître la vérité sur soi-même.
La fin d’Homo Sapiens
Depuis la Révolution agricole, nous sommes capables d’instrumentaliser la sélection naturelle pour optimiser la reproduction des animaux d’élevage. Les chercheurs modernes parviennent à manipuler les êtres vivants[28], ce qui annonce une Révolution biologique.
Comment les choses vont-elles évoluer ?
Voici les 3 pistes probables :
- le génie biologique (ou génétique) ;
- le génie cyborg ;
- le génie de la vie inorganique.
Les croyants et les défenseurs des animaux redoutent le génie génétique (1). Mais ils ne sont pas les seuls. Le sentiment dominant est que notre capacité technique est trop en avance sur notre capacité éthique. Autrement dit, nous manquons encore – semble-t-il – de clairvoyance et de sagesse pour mettre à profit nos techniques.
Nous pouvons cependant manipuler la vie à bon escient. Nous créons par exemple des vaches qui ne souffrent plus de la mastite (la maladie du pis) et des porcs qui n’ont plus de mauvaises graisses. Le génie génétique permettrait aussi de recréer des mammouths, mais surtout des Neandertal pour mieux comprendre Sapiens.
Parviendrons-nous à modifier par le même moyen nos capacités individuelles ? Sera-t-il possible d’améliorer la structure sociale, par exemple en renforçant la préférence pour la monogamie[29] ? Donnerons-nous naissance à une nouvelle version de Sapiens ?
Le génie cyborg (2) consiste à mêler la vie organique et la vie inorganique. Comme le souligne souvent Elon Musk, nous sommes déjà bioniques dans la mesure où nos smartphones – ou encore plus simplement nos lunettes, par exemple – constituent une extension de notre propre corps et qu’ils l’augmentent.
Les applications sont très nombreuses. L’armée américaine cherche à créer des insectes et des animaux cyborg pour infiltrer l’ennemi. Dans le civil, des laboratoires sont capables de redonner l’ouïe aux sourds, la vue aux aveugles, et le mouvement aux amputés.
Enfin, le projet le plus révolutionnaire a l’ambition de connecter le cerveau humain et l’ordinateur en convertissant l’activité électrique cérébrale en mots. Mais un tel homme serait-il encore humain ?
Le génie inorganique (3) est le rêve des programmeurs. Ils imaginent mettre au point un programme qui puisse évoluer en toute indépendance.
Ce projet a cependant ses limites. La propriété clé du programme – l’indépendance – laisse craindre qu’il échappe à tout contrôle. Quid d’un virus qui serait doté d’une intelligence artificielle ? Mais nous n’en sommes pas là. En effet, l’ambition de recréer un cerveau humain dans un ordinateur – c’est celle du Human Brain Project (2005) – présuppose que l’on sache comment fonctionne notre esprit. Or, cela n’est pas encore le cas.
✩ ✩ ✩
Les 3 génies chamboulent déjà beaucoup de choses :
De plus en plus de domaines d’activité sont arrachés à leur routine autosatisfaite. Les juristes doivent repenser les questions de la vie privée et de l’identité ; les pouvoirs publics vont devoir repenser les affaires de santé et d’égalité ; les associations sportives et les institutions éducatives doivent redéfinir le fair-play et les résultats ; les fonds de pension et les marchés du travail devraient se réajuster à un monde où on se porte aussi bien à soixante ans que naguère à trente.
Alors que nous entrons dans l’ère de la médecine personnalisée, nous pouvons nous poser la question : serons-nous égaux face à l’augmentation des facultés ? Ou bien sera-ce le privilège de l’élite (qui pourra du coup encore mieux nous dominer) ?
La singularité, c’est-à-dire le moment où la vitesse du changement technologique transformera la vie humaine de manière irréversible – ce moment exceptionnel approche peut-être. Alors les concepts grâce auxquels nous comprenons notre monde actuel seront bons à jeter à la poubelle.
Cependant, ce futur nous met mal à l’aise. Le mythe de Frankenstein montre que nous sommes réticents à l’idée que les scientifiques créent une version supérieure de nous-mêmes. Dans l’imaginaire collectif, ce nouvel homme serait un monstre.
Nous ne pouvons certes pas savoir ce que l’histoire nous réserve, mais nous pouvons prévoir que certaines transformations seront si fondamentales qu’elles remettront en question le mot même d’« humain ». Si nos descendants vivent avec un niveau de conscience différent (supérieur ?) du nôtre, les questions qui nous agitent (les idéologies, les religions, etc.) ne les intéresseront plus.
Pour Yuval Noah Harari, le Projet Gilgamesh (la recherche de l’immortalité) est « le vaisseau amiral de la science » au sens où il sert à justifier tout ce qu’elle fait :
Le Dr Frankenstein est juché sur les épaules de Gilgamesh. Puisqu’il est impossible d’arrêter Gilgamesh, il est aussi impossible d’arrêter le Dr Frankenstein.
Un animal devenu dieu ?
Nous sommes passés, en seulement 70 000 années, du statut d’animal insignifiant à des capacités divines de destruction et de création.
Pouvons-nous en être fiers ? Pas vraiment.
Nous ravageons l’écosystème ; la souffrance est partout ; et nous sommes d’éternels insatisfaits.
Mais surtout… nous ne savons pas où nous allons.
Y a-t-il rien de plus dangereux que des dieux insatisfaits et irresponsables qui ne savent pas ce qu’ils veulent ?
Les 10 idées essentielles de Sapiens
- Nous, Sapiens, avons un destin exceptionnel par rapport aux autres animaux parce que nous sommes capables de coopérer à très grande échelle.
- Nous coopérons à très grande échelle grâce à des réalités imaginaires (la nation, l’entreprise, la monnaie, etc.), des conventions qui structurent notre monde parce que nous y croyons fermement tous ensemble en même temps.
- Les groupes « naturels » (moins de 150 membres) sont soudés par la seule action des relations intimes, tandis que la cohésion des groupes « artificiels » (plus de 150 membres) repose sur des réalités imaginaires.
- Notre corps et notre esprit sont encore ceux des chasseurs-cueilleurs qui vivaient en tribus, c’est pourquoi nous sommes inadaptés à notre existence moderne.
- En devenant des agriculteurs et des cultivateurs sédentaires, nous avons sacrifié l’épanouissement des individus au profit du développement de l’espèce.
- L’Europe est devenue la civilisation la plus puissante au monde parce qu’elle s’est servie de la rétroaction entre le savoir et le pouvoir.
- Les sociétés actuelles combinent tant d’influences qu’il est illusoire de chercher à y définir des identités culturelles pures.
- Les empires ont créé et propagé les idées, les valeurs et les réalités imaginaires favorables à l’unification de l’humanité.
- Nous n’avons jamais été des « écolos », car nous avons brutalement transformé notre environnement terrestre depuis le début.
- Notre bonheur est un état psychique auquel toutes nos prouesses n’ont rien changé : nous sommes bien plus puissants, mais pas plus heureux (peut-être moins, en fait).
[1] Yuval Noah Harari entend par « Révolution agricole » la transition des tribus de chasseurs-cueilleurs vers des communautés d’agriculteurs, et non pas – comme certains historiens – les innovations agricoles survenues à partir du XVIIIe siècle.
[2] Les biologistes nomment les organismes en latin de la manière suivante : [genre] [espèce]. Lorsque Yuval Noah Harari parle de Sapiens, il veut dire Homo sapiens.
[3] Contre 8 % chez les grands singes.
[4] La preuve la plus ancienne date d’il y a 2,5 millions d’années.
[5] À ne pas confondre avec la théorie du « grand remplacement »…
[6] Les zoologistes n’ont observé des groupes de plus de 100 chimpanzés que dans une poignée de cas.
[7] La « fiction juridique » SARL (corporation aux EUA) a favorisé l’esprit d’entreprise en rendant la société indépendante de la personne qui la crée (quand la personne meurt, la société reste en vie).
[8] Un artefact est un produit artificiel créé par l’homme.
[9] De surcroît, les sociétés agricoles étaient fragiles dans la mesure où un échec ponctuel des cultures entraînait la famine. Les fourrageurs, eux, étaient plus flexibles.
[10] Ce sont probablement des sociétés de pêcheurs de l’archipel indonésien qui ont construit des embarcations et ont réussi à les manœuvrer.
[11] Elle est responsable d’environ 15 % des morts dans les sociétés agricoles simples.
[12] Il y avait des villages de cultivateurs au Moyen-Orient il y a 8 500 années.
[13] Les premières tribus de bergers pastoralistes sont apparues il y a 10 000 ans.
[14] Elle ne pouvait pas représenter la totalité du langage parlé. Les mathématiques ou la notation musicale sont par exemple des écritures partielles. En revanche, le latin, les hiéroglyphes égyptiens ou le braille sont des écritures complètes.
[15] Les Arabes les ont en réalité piqués aux Hindous.
[16] Yuval Noah Harari donne l’exemple de la théorie de l’esclavage d’Aristote.
[17] En particulier parce que les Africains bénéficiaient d’une immunité génétique contre la malaria et la fièvre jaune.
[18] « Il va sans dire, affirme Yuval Noah Harari, que les pratiques politiques, économiques et sociales des Juifs modernes, par exemple, doivent bien plus aux empires dans lesquels ils ont vécu au cours des deux derniers millénaires qu’aux traditions de l’ancien royaume de Judée. »
[19] À compter de l’empereur perse Cyrus le Grand, -550.
[20] Le zoroastrisme est la plus importante des religions dualistes.
[21] Il n’y a pourtant rien à ce propos dans l’Ancien Testament.
[22] Le climat est, en comparaison, un chaos « de niveau 1 », puisque les prédictions ne changent pas la météo.
[23] La théorie des jeux montre également comment des idées nocives (la course aux armements, par exemple) peuvent se diffuser.
[24] À distinguer de la pauvreté « sociale », c’est-à-dire relative.
[25] Cf. le poème Le Fardeau de l’homme blanc de Rudyard Kipling.
[26] Je fais référence aux travaux d’Angus Maddison.
[27] Yuval Noah Harari prédit que la planche à billets engendrera une nouvelle crise si les scientifiques n’innovent pas.
[28] Yuval Noah Harari donne l’exemple du lapin vert fluorescent Alba.
[29] Tout le monde ne sera pas d’accord…
23 réponses
J’avais lu le livre. J’ai lu votre texte avec attention. L’essentiel du livre s’y trouve. Vous avez fait un excellent travail pour lequel je vous félicite
Merci pour votre compliment Mouhamed !
Magnifique travail de « synthèse « de la meilleure … « synthèse « de culture g jamais réalisée. Harari est un extra-terrestre de la pensée, un homo deus de la connaissance, Treffel est son meilleur prophète…
Haha oui c’est la synthèse d’une synthèse !
Merci pour votre commentaire Yves.
Merci pour ce résumé ! Il est bien écrit et rassemble l’essentiel des idées. Serait-il possible pour vous de le proposer en format EPUB ? (je trouve cela plus agréable à lire)
C’est une très bonne idée : je vais proposer le résumé aux formats PDF et EPUB sous peu.
Merci !
Félicitations vraiment! Le travail est selon moi « monstrueux » car démesuré et a certainement été de le fruit de très longues heures passées à y aboutir. En tout cas ce que j’apprécie surtout c’est cette volonté d’illustrer parfaitement l’essentiel d’un ouvrage fabuleux!!! Merci
Merci beaucoup Marine : ton compliment me fait vraiment plaisir.
Romain, vous êtes un fou-furieux dans le bon sens du terme. Bravo et MERCI pour ce travail énorme !
Merci Yannick !
Merci beaucoup mon cher Romain, la synthèse de l’œuvre Sapiens que vous proposez est d’une grande richesse. Je me propose de la partager car c’est une œuvre qui aborde toutes les questions de l’activité humaine.
Merci pour votre aide Sian !
C’est ce qu’on peut retenir après avoir lu l’ouvrage. ..l’essentiel. ..
Oui j’espère !
Cher Romain, j’ai lu à peine les 2 quarts du résumé et ça me plait beaucoup, c’est super intéressant et donne l’envie d’aller jusqu’au bout ! Bravo
Merci ! Alors j’espère que vous irez au bout !
Merci pour cette synthèse vraiment très complète de l’un des meilleurs livres jamais écrit.
Je suis d’accord avec vous Gabriel : même si Sapiens a forcément des défauts, ce livre est tout de même très très utile.
Merci pour votre commentaire !
Merci Romain pour ce super résumé !!
J’ai lu tout le résumé, un long résumé mais combien passionnant et captivant. On devine qu’il vous a demandé beaucoup d’efforts, de temps et de concentration: c’est réussi, vous avez eu la capacité de dire l’essentiel et c’est ce que j’ai aimé. C’est une histoire de l’humanité qui défile. Bravo !
Merci BEAUCOUP pour tout votre travail et surtout pour votre envie de le faire partager.
Je suis très inculte et le fait de savoir qu’il existe des des personnes instruites et qui veulent bien communiquer me fait le plus grand bien.
Je parcours le plus fidèlement possible vos publications.
Poursuivez !
Bonjour, je rejoins les autres commentaires. Merci sincèrement car c’est un résumé extrêmement complet, et j’ai pris beaucoup de plaisir à le lire! Je ne saurais dire s’il résume fidèlement l’oeuvre, ne l’ayant pas lu, mais je vous fais tout à fait confiance! Je découvre votre site et ça a l’air de regorger de pépites, j’aurais aimé vous avoir en prof vos cours doivent être passionnants 🙂
P.S.: êtes vous actif sur un réseau social?
Merci pour votre retour Gaëtan : il me fait vraiment plaisir.
J’ai également une chaîne YouTube (que vous pourrez trouver en tapant « 1000 idées de culture générale » dans la barre de recherche).