La religion a deux visages. Arthur Schopenhauer affirme dans Parerga et paralipomena qu’un système de croyances religieuses est ambivalent, de telle sorte qu’il est aussi stupide de railler les religions que de leur vouer un respect absolu. Il analyse les mérites pratiques et théoriques de la religion en la confrontant à la philosophie.
La religion est la métaphysique du peuple. Schopenhauer reconnaît tout d’abord qu’elle est un moyen efficace pour consoler l’individu. Mais sa fonction est plus profonde : elle répond au besoin métaphysique de l’homme, c’est-à-dire son besoin de donner un sens à son existence. La religion est d’autant plus nécessaire à cet égard que les neuf dixièmes (au moins) de l’humanité, condamnés à un pénible travail corporel, n’ont ni les moyens intellectuels ni le temps de trouver par eux-mêmes un sens à leur existence. « La religion, pose Schopenhauer, est l’unique moyen de faire connaître et sentir à l’esprit grossier et à la compréhension obtuse de la foule, enlisée comme elle l’est dans sa basse activité et dans son travail matériel, la haute signification de la vie » (Parerga et paralipomena). Les fondateurs de religion ont ainsi pour mission d’indiquer à la masse des hommes ordinaires le sens élevé de l’existence — les philosophes font de même pour une minorité d’initiés qui ne se satisfont pas du message religieux. La religion est donc nécessaire. Dès lors, il ne faut pas la discréditer, mais l’honorer extérieurement. Il ne faut pas non plus dévêtir son message de sa forme allégorique et mythique, car c’est cette forme qui le rend accessible et assimilable à « l’humanité en gros ». Schopenhauer souligne l’enjeu politique : l’union des hommes se réalise sur les idées métaphysiques du message religieux.
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Schopenhauer dénonce les effets pernicieux de la religion
La religion s’oppose à la philosophie. S’il reconnaît que l’unité de la foi est cruciale pour l’ordre social, Schopenhauer met en balance ce bienfait avec le fait que le message religieux est une entrave majeure à la quête de la vérité. De ce point de vue, la religion fait obstacle au véritable effort philosophique. C’est même une de ses qualités nécessaires : en plus d’être facile à comprendre, de guider la conduite morale de l’homme ordinaire, d’être capable de le consoler, la religion doit envelopper son discours d’impénétrabilité et le protéger de l’investigation philosophique par une autorité universellement acceptée. Schopenhauer estime par conséquent que « les croyances religieuses faussent de part en part l’ensemble du savoir humain » (Parerga et paralipomena). Le « dressage métaphysique » opéré par la religion empêche de comprendre le fonctionnement de la nature. Seulement, la religion doit s’opposer à la quête de la vérité pour survivre : si elle accepte de confronter son message au savoir authentique, alors la foi se brisera. C’est pour cette raison que la religion opprime l’homme qui, seul sur des milliers, se demande si ce qu’on lui raconte est vrai. Historiquement, les plus belles intelligences des XVIe et XVIIe siècles étaient par exemple partout paralysées par le monothéisme. Cette opposition fournit un critère pratique pour identifier la vérité. Pour Schopenhauer, le contraste entre la forme du message religieux et celle du message philosophique signifie que « la simplicité est la marque de la vérité ».
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La religion peut dégénérer. Si Schopenhauer admet que la cohésion sociale justifie les mensonges religieux, il dénonce le fait que les responsables religieux abusent du besoin métaphysique du peuple. Les prêtres prétendent satisfaire ce besoin pour gouverner les hommes, et les chefs d’État intelligents s’allient avec eux. « Les princes, écrit le philosophe, se servent de Dieu comme d’un croquemitaine à l’aide duquel ils envoient coucher les grands enfants, quand tout autre moyen a échoué ; c’est la raison pour laquelle ils tiennent tant à Dieu » (Parerga et paralipomena). Mais l’hypocrisie est plus générale : nombreux sont les adultes dont les convictions ne sont que le masque d’un intérêt personnel (la bigoterie des Anglais en est un bon exemple). Bien souvent, les actes de dévotion valent plus que les actions morales. Les hommes en arrivent même à se servir du message religieux pour justifier des actes immoraux. Schopenhauer énumère les violences commises au nom de la religion. Elles sont cependant surtout le fait des monothéismes, le bouddhisme et les polythéismes étant bien plus tolérants. Le christianisme, en particulier, a légitimé de nombreux crimes. Il a beau avoir élevé spirituellement les peuples européens, il est responsable des guerres de religion, des croisades, de l’Inquisition et autres persécutions, telle l’extermination des aborigènes de l’Amérique et l’introduction, à leur place, d’esclaves africains. Schopenhauer reproche également au christianisme de cautionner, par la séparation de l’homme et de l’animal, les mauvais traitements que la populace chrétienne inflige aux animaux.