Le pessimisme est le fruit de la lucidité. Si Schopenhauer n’a jamais lui-même défini sa philosophie par le pessimisme, c’est le sentiment général qu’inspire la théorie de l’existence qu’il développe dans Le monde comme volonté et comme représentation. Cependant, certains de ses contemporains estiment que le désir de reconnaissance de Schopenhauer ainsi que la jouissance de sa gloire tardive révèlent qu’il ne vivait pas comme un véritable pessimiste.
Le pessimisme naît de la conscience de la souffrance. Schopenhauer part du principe que la souffrance et la mort rendent toutes les créatures misérables. Cependant, la condition de l’homme est la pire. Le fait qu’il reconnaisse l’omniprésence de la souffrance et de la mort aggrave encore son sort, tandis que les animaux prennent la vie comme elle est. Ainsi, c’est fondamentalement le besoin métaphysique de l’homme — c’est-à-dire son besoin de comprendre le monde et de donner un sens à son existence — c’est à cause de cela que son sort empire. Pour Schopenhauer, la vie humaine consiste donc essentiellement à souffrir. Et lorsque l’homme ne souffre pas, il s’ennuie. C’est pour éviter l’ennui qu’il joue, qu’il boit, qu’il fait des extravagances, qu’il intrigue et qu’il voyage. « La vie donc oscille, conclut le philosophe, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui ; ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme » (Le monde comme volonté et comme représentation). La souffrance est parfois telle que l’esprit humain oublie la réalité pour se préserver — cela donne la folie, lorsque l’esprit substitue des fictions à des souvenirs trop douloureux. Enfin, la misère de la condition humaine est également une évidence d’un point de vue historique et global. La destruction de Pompéi montre par exemple que la nature est indifférente au bien-être de l’humanité. C’est pour cela que Schopenhauer ne s’intéressait pas à la politique.
L’inconvénient d’être né selon Emil Cioran
Le pessimisme de Schopenhauer est lié à la nature humaine
Le pessimisme découle plus précisément de la raison. En effet, Schopenhauer estime que la possession de la raison est un avantage mitigé. La capacité à penser de manière conceptuelle et discursive fonde certes la différence entre l’homme et l’animal. Mais en même temps, elle ouvre l’être humain à des tourments et des folies contre lesquelles les animaux sont immunisés. « À l’animal sans pensée, explique le philosophe, le monde et l’existence peuvent paraître des choses qui se comprennent d’elles-mêmes ; pour l’homme au contraire, c’est là un problème que les plus incultes mêmes et les plus bornés se représentent nettement à leurs heures de lucidité » (Le monde comme volonté et comme représentation). Ce sont plus précisément les usages de la raison qui accroissent la souffrance humaine. Si elle est la source de la connaissance, de la certitude et de la vérité, la raison est aussi, admet Schopenhauer, la source du doute, de la confusion, et de l’erreur. Grâce à la raison, l’homme peut communiquer de manière plus complexe et plus sophistiquée que les animaux — mais cette faculté le rend également capable de tromper, de dissimuler et d’induire en erreur, ce que les animaux ne peuvent pas faire. De surcroît, le langage est un instrument trop grossier pour traduire l’expérience directe de la réalité ainsi que l’intuition. Surtout, enfin, la raison rend encore l’homme malheureux en le transportant hors du présent. Schopenhauer souligne que les malheurs passés et l’angoisse de l’avenir causent une grande souffrance.
Le pessimisme se justifie ultimement par la vanité du désir. Cette justification réside dans la théorie de la Volonté de Schopenhauer. Dans cette perspective, la souffrance est omniprésente dans l’existence parce que le monde est Volonté, définie comme l’essence intime de la vie, la force qui meut toute chose. Or, cette force est aveugle : elle ne poursuit aucun but ; elle ne suit aucun plan ; elle se contente d’affirmer sa propre perpétuation en animant tous les êtres, y compris les hommes. Si les dérapages vers la folie, la violence, la cruauté, et la barbarie sont inévitables, c’est simplement parce qu’ils expriment des dispositions indépassables de la nature humaine. La Volonté explique tout particulièrement la logique du désir. Une fois son désir satisfait, l’homme n’est pas content ; son inclination se déporte sur un autre objet, de telle sorte que l’esprit demeure dans la tension du désir. « Le désir, écrit Schopenhauer, de sa nature, est souffrance ; la satisfaction engendre bien vite la satiété ; le but était illusoire ; la possession lui enlève son attrait ; le désir renaît sous une forme nouvelle, et avec lui le besoin ; sinon, c’est le dégoût, le vide, l’ennui, ennemis plus rudes encore que le besoin » (Le monde comme volonté et comme représentation). La vie n’est pas pour autant un malheur sans appel. En révélant honnêtement les forces qui déterminent l’existence, le discours philosophique réduit la souffrance humaine. Schopenhauer pense donc paradoxalement que son pessimisme peut consoler ses lecteurs.
