Le capital est multidimensionnel. À la fin des Trente Glorieuses, le sociologue Pierre Bourdieu reprend à son compte le concept de capital, que Karl Marx considérait comme le facteur crucial du pouvoir des classes bourgeoises. Le défaut de cette conception est qu’elle ignore la dimension éminemment immatérielle de la domination sociale.
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Le capital est d’abord économique. Bourdieu pose l’existence d’une forme de capital correspondant à la définition classique du concept en économie, c’est-à-dire toute richesse destinée, à l’image des machines industrielles dans la théorie marxiste, non pas à la consommation immédiate, mais à rapporter des revenus à son propriétaire. Le sociologue qualifie néanmoins cette forme historique du capital d’« économique » afin de la distinguer d’autres formes qui n’ont pas été envisagées par la théorie économique. De surcroît, sa définition précise du capital économique n’est pas exactement celle du concept classique. Il y inclut l’ensemble des ressources économiques, telles que l’argent, les biens, les actifs financiers et les investissements. « Le capital économique, pose Bourdieu, se présente sous trois formes principales : les biens immobiliers, les biens mobiliers et les biens financiers » (Le capital social : notes provisoires). Ainsi, dans cette définition, les revenus d’un individu — qui ne constituent pourtant pas par nature une richesse ayant le pouvoir d’engendrer d’autres richesses — comptent parmi le capital économique au même titre que le patrimoine. Cette conception sociologique du capital économique se caractérise par plusieurs propriétés. Il est possible de mesurer ce capital grâce aux statistiques de revenu disponible et de patrimoine déclaré. Ensuite, il est un facteur clé de la réussite et de la stratification sociales. Bourdieu souligne enfin que le capital économique est transmis de génération en génération, ce qui favorise la reproduction sociale.
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Bourdieu théorise le capital social et culturel
Le capital est ensuite social. Bourdieu a forgé la notion de « capital social » lorsqu’il a étudié les stratégies de reproduction des classes dominantes. Il a constaté que ces stratégies ne se contentent pas d’assurer la transmission aux héritiers, mais qu’elles comportent également un mode de relations sociales qui conditionne l’accès aux positions sociales privilégiées. Pour le sociologue, cette dimension de la domination sociale est fondamentale même si elle est bien moins évidente que la dimension économique. Dans le détail, si le capital social comprend les relations sociales au sens ordinaire de l’expression, il comprend également les profits qui découlent de l’appartenance à un groupe. « Le capital social, précise Bourdieu, est l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’interreconnaissance ; ou, en d’autres termes, à l’appartenance à un groupe, comme ensemble d’agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes (susceptibles d’être perçues par l’observateur, par les autres ou par eux-mêmes) mais sont aussi mis par des liaisons permanentes et utiles » (Actes de la recherche en sciences sociales). Plus les membres sont pourvus en capital et plus le groupe est homogène, plus le capital social est rentable. Ainsi s’explique la propension des familles françaises de la haute bourgeoisie et des grands corps de l’État à vivre aux mêmes endroits et à s’impliquer dans la vie mondaine. Bourdieu voit donc la sociabilité comme une forme essentielle du capital social.
Le capital est enfin culturel. Bourdieu met en lumière une forme encore moins explicite de capital qui contribue à stratifier la société en reproduisant les inégalités. Il s’agit de l’ensemble des ressources culturelles (par exemple le savoir, mais aussi les compétences, la maîtrise de la langue ou des références artistiques) détenues par un individu et qu’il peut mobiliser dans le champ social. « En fait, écrit le sociologue, chaque famille transmet à ses enfants, par des voies indirectes plutôt que directes, un certain capital culturel et un certain ethos, système de valeurs implicites et profondément intériorisées, qui contribue à définir entre autres choses les attitudes à l’égard du capital culturel et à l’égard de l’institution scolaire. L’héritage culturel qui diffère, sous les deux aspects, selon les classes sociales, est responsable de l’inégalité initiale des enfants devant l’épreuve scolaire et par là des taux inégaux de réussite » (L’école conservatrice. Les inégalités devant l’école et devant la culture). Bourdieu précise que le capital culturel existe sous trois formes : dans des biens matériels détenus par l’individu, tels que des livres ou des œuvres d’art ; dans des compétences culturelles validées par des diplômes ; dans l’esprit de l’individu lui-même, lorsque le processus de socialisation l’a rendu familier de la culture des classes dominantes (cette forme de capital social se manifeste par exemple dans la richesse du vocabulaire ou dans la maîtrise des références culturelles). Bourdieu estime que ce capital s’accumule et se transmet lui aussi entre les générations.
