La pensée complexe est un nouveau paradigme. Dans Introduction à la pensée complexe, Edgar Morin pose la nécessité de prendre en compte la complexité (du latin complexus, « ce qui est tissé ensemble »), qu’il définit comme le tissu de constituants hétérogènes inséparablement associés. En effet, le paradigme opposé, la vision unidimensionnelle de la réalité, coûte cher aux hommes.
La pensée complexe s’oppose à la simplification. Edgar Morin estime que la civilisation moderne vit sous l’empire d’une « intelligence aveugle », une pathologie de l’esprit qui rend les individus et les sociétés aveugles à la complexité du réel en en simplifiant le fonctionnement à l’extrême. En particulier, cette hyper-simplification détruit les ensembles, isole les objets de leur environnement, néglige le lien entre l’observateur et la chose observée. Elle repose fondamentalement sur le principe de la disjonction. « Nous vivons, explique Edgar Morin, sous l’empire des principes de disjonction, de réduction et d’abstraction dont l’ensemble constitue ce que j’appelle le « paradigme de simplification ». Descartes a formulé ce paradigme maître d’Occident, en disjoignant le sujet pensant (ego cogitans) et la chose étendue (res extensa), c’est-à-dire philosophie et science, et en posant comme principe de vérité les idées « claires et distinctes », c’est-à-dire la pensée disjonctive elle-même » (Introduction à la pensée complexe). Ce paradigme qui contrôle l’aventure de la pensée occidentale depuis le XVIIe siècle a certes favorisé le progrès de la science et de la philosophie, mais ses défauts finissent par apparaître au XXe siècle. Il est responsable de l’obscurantisme de la méthodologie académique dominante, qui découpe le savoir en champs hermétiquement séparés maîtrisés par des minorités d’hyperspécialistes. Selon Edgar Morin, le principe de disjonction aboutit à faire croire que le découpage arbitraire opéré sur le réel est le réel lui-même.
Edgar Morin voit la science arriver à la pensée complexe
La pensée complexe réhabilite le paradoxe. Edgar Morin refuse d’appartenir au clan qui ne voit que la différence comme à celui qui broie la différence en la ramenant à l’unité simple. Il a l’ambition de dépasser l’alternative. Il illustre ce dépassement par la complexité de la récursion organisationnelle de la société, laquelle produit les individus en même temps qu’ils la produisent. Or, la complexité ne se manifeste pas seulement dans l’organisation sociale, mais dans chaque atome du monde humain. « Prenons l’homme pour exemple, propose Edgar Morin. L’homme est un être évidemment biologique. C’est en même temps un être évidemment culturel, méta-biologique et qui vit dans un univers de langage, d’idées et de conscience. Or ces deux réalités, la réalité biologique et la réalité culturelle, le paradigme de simplification nous oblige soit à les disjoindre soit à réduire la plus complexe à la moins complexe » (Introduction à la pensée complexe). La vie au sens large apparaît dans cette perspective comme un phénomène d’auto-organisation extraordinairement complexe. Elle est la propriété de systèmes ouverts (tels une cellule) caractérisés par le déséquilibre du flux énergétique qui les alimente, par opposition aux systèmes clos qui sont en équilibre parce qu’ils ne font pas d’échanges avec l’extérieur. Le rapport entre un système ouvert et son environnement est fait à la fois de séparation et de liaison. Edgar Morin décrit leurs relations par un mélange d’ordre et de désordre, un ordre inséparable des aléas qui le concernent.
La pensée complexe redéfinit la science. Pour Edgar Morin, la science classique se définit par la mission de dissiper l’apparente complexité des phénomènes afin de révéler l’ordre simple auquel ils obéissent. Seulement, ce mode de savoir mutile plus qu’il n’exprime les réalités dont il rend compte. Il isole radicalement les trois grands champs de la connaissance scientifique : la physique, la biologie, la science de l’homme. Mais le développement de la science physique, laquelle s’employait à révéler le déterminisme absolu du monde et sa constitution d’une matière simple (l’atome), a finalement débouché sur la complexité du réel. À l’échelle microphysique, il a mis en évidence l’aléa dans la connaissance et remis en cause la notion de matière ; à l’échelle macrophysique, il a uni les concepts d’espace et de temps. Il met plus fondamentalement en danger le cadre épistémologique de la science classique en invalidant la dissociation du sujet et de l’objet. « La science occidentale, écrit Edgar Morin s’est fondée sur l’élimination positiviste du sujet à partir de l’idée que les objets, existant indépendamment du sujet, pouvaient être observés et expliqués en tant que tels » (Introduction à la pensée complexe). Ainsi, l’univers n’est pas simple — c’est la science qui extrait ses objets de leur environnement complexe pour les étudier dans des situations expérimentales non complexes. Mais dans la réalité, l’objet n’est pas dissociable du sujet. Edgar Morin en conclut que la pensée complexe dirige la science sur le chemin d’un nouveau paradigme depuis l’avènement de la cybernétique.
